Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/70

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
60
HISTOIRE SOCIALISTE

Quand il fut élu, un cortège splendide de trois cents voitures l’accompagna de Marseille à Aix, et ces riches voitures de la haute bourgeoisie marseillaise étaient drapées de guirlandes de fleurs que le peuple avait tressées. Le peuple ouvrier de Marseille, en son généreux instinct révolutionnaire ne se trompait pas. Certes, nul alors ne pouvait prévoir l’avenir pourtant prochain. Nul ne prévoyait l’irréductible antagonisme du prolétariat et du capital dans la société bourgeoise triomphante. Mais il fallait que la société bourgeoise se substituât à l’ordre monarchique et féodal pour que le prolétariat pût grandir à son tour. Pauvres ouvriers enthousiastes de 1789, bien des déceptions vous attendent, et bien des souffrances : mais malgré tout, et en fin de compte, ce n’est pas vous qui êtes les dupes. Femmes de Marseille, ne regrettez pas les fleurs dont vous orniez, en l’honneur de Mirabeau les splendides équipages bourgeois, car ces équipages, un moment, ont porté la Révolution.

Et, heureusement pour la Révolution, elle n’a pas arrêté, pendant les premières années, la force de production et d’échange. S’il y avait eu une crise commerciale et industrielle immédiate, si le chômage et la ruine s’étaient produits avant que l’œuvre révolutionnaire fût fondée, peut-être la contre-Révolution, exploitant l’universelle souffrance, aurait-elle ressaisi le pays. Mais, tout au contraire, l’essor économique dont la Révolution est née, s’est continué pendant les trois premières années de la Révolution, les années décisives. À Marseille notamment, il y a eu encore progrès et les tableaux de douane publiés par Julliany montrent qu’en 1792 les échanges atteignaient un chiffre supérieur à celui des années précédentes. Marseille continuait à se répandre sur le monde, tout en travaillant à l’œuvre révolutionnaire, et cette double action de la grande cité est symbolisée d’une manière charmante par le capitaine marchand de la Ciotat qui allant faire le commerce des pelleteries sur la côte Nord-Ouest de l’Amérique découvrit, au mois de juin 1791, au nord-ouest des Marquises de Mendore un archipel qu’il nomma îles de la Révolution.

Nous voici maintenant au cœur de l’Ouest. À Nantes comme à Bordeaux et à Marseille la bourgeoisie marchande et industrielle a atteint au xviiie siècle un si haut degré de puissance économique qu’elle est prête pour le gouvernement politique. Le docteur Guépin, dans sa belle histoire de Nantes, animée d’une pensée si républicaine et presque socialiste, a tracé un rapide et vivant tableau de l’activité de Nantes au commencement du xviiie siècle.

« Le principal commerce se faisait avec les îles de l’Amérique où l’on expédiait annuellement 50 navires de 80 à 300 tonneaux, savoir : 25 à 30 à la Martinique, 8 ou 10 à la Guadeloupe, 1 ou 2 à Cayenne, 1 ou 2 à la Tortue, 8 ou 16 à Saint-Domingue. Les cargaisons pour le voyage étaient du bœuf salé d’Irlande en tonneaux de 200 livres, des toiles pour le ménage, pour emballage et pour l’habillement des nègres, des moulins à sucre, des chau-