Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/128

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aigle romaine, devenue une aigle impériale, emportera dans ses serres la Révolution meurtrie !

Pendant que sur la question de la guerre les révolutionnaires commençaient à se diviser et qu’un peu de réflexion contrariait l’entraînement aveugle des premiers jours, que faisait la Cour ? Il y avait à ce moment-là un changement de ministère. Nous avons déjà vu que Montmorin, effrayé par les responsabilités croissantes de son rôle ambigu, avait annoncé sa démission. Le 29 novembre, le jour même où l’assemblée décidait la démarche auprès du roi, Louis XVI annonçait à la Législative qu’il avait remplacé aux affaires étrangères Montmorin par Delessart, auparavant ministre de l’intérieur, et qu’il avait appelé au ministère de l’intérieur Cahier de Gerville. Le ministre de la guerre Duportail, effrayé aussi, annonçait sa démission le 2 décembre, et était remplacé le 7 décembre par M. de Narbonne.

Nous savons déjà que la Cour n’avait pas pu ou n’avait pas osé mettre dans le ministère, et notamment dans celui des affaires étrangères, des hommes à elle, dévoués à sa politique occulte. Cahier de Gerville, qui était appelé à l’intérieur, était un révolutionnaire constitutionnel modéré, mais assez ferme. Le mouvement de la Révolution se communiquait nécessairement aux choix ministériels faits par le roi ; et voulant ruser avec le peuple révolutionnaire, il évitait de prendre des ministres dont le nom fût un défi. Mais il n’y eut que le choix du nouveau ministre de la guerre, de Narbonne, qui eut quelque influence sur les événements.

C’était une sorte d’intrigant et d’aventurier d’ancien régime jeté à demi dans la Révolution : une sorte de Dumouriez sans l’éclair du génie ou de la fortune. La Cour ne l’aimait pas et même le méprisait ; il était ou avait été l’amant de la jeune Mme de Staël, fille de Necker, qui dépensait avec les hommes politiques le feu de son esprit, et avec les hommes d’épée le feu de son tempérament. Elle pédantisait avec éloquence sur la Constitution, et Marie-Antoinette avait contre elle une double haine de reine et de femme. Elle écrit à Fersen, le 7 décembre :

« Le comte Louis de Narbonne est enfin ministre de la guerre d’hier ; quelle gloire pour Mme de Staël et quel plaisir pour elle d’avoir toute l’armée… à elle ! »

Mais elle ajoute :

« Il pourra être utile, s’il veut, ayant assez d’esprit pour rallier les constitutionnels et bien le ton qu’il faut pour parler à l’armée actuelle… Mais comprenez-vous ma position et le rôle que je suis obligée de jouer toute la journée ? quelquefois je ne m’entends pas moi-même, et je suis obligée de réfléchir pour voir si c’est bien moi qui parle ; mais que voulez-vous ? Tout cela est nécessaire, et croyez que nous serions encore bien plus bas que nous ne sommes, si je n’avais pas pris ce parti tout de suite ; au moins gagnons-nous du temps par là, et c’est tout ce qu’il faut. Quel bonheur, si je puis un