Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/285

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

acquitter ; alors les produits de notre industrie ne pourront plus concourir avec les produits de celle de nos voisins. »

Le pronostic est un peu sombre, et peut-être Cahier de Gerville exagère-t-il ce qu’il y a de factice et de précaire dans le mouvement de travail et de richesse de cette période. En dehors de l’effet des changes étranger, l’immense rénovation sociale qui s’accélérait tous les jours, le déplacement énorme de propriétés qui s’opérait et qui induisait les nouveaux propriétaires à des dépenses de transformation et d’aménagement, le goût du bien-être éveillé dans les rangs les plus humbles du Tiers-État par la fierté révolutionnaire, tout contribuait à exciter, et d’une façon plus durable et plus profonde que ne l’indique le ministre, l’activité nationale. Mais les périls signalés par lui n’étaient pas vains, et nous avons déjà vu la crise partielle des sucres réaliser un moment en janvier, trois semaines après le rapport ministériel, ces prédictions inquiétantes.

Déjà Clavière, préoccupé d’effrayer la Législative sur les suites terribles d’une trop grande dépréciation de l’assignat, avait insisté sur les funestes effets de la baisse du change étranger. Au contraire de Beugnot, et bien plus que Cahier de Gerville, il signalait surtout les périls et laissait presque dans l’ombre les côtés favorables. Dans une lettre communiquée à l’Assemblée le 1er décembre et où il réfute les objections que rencontrait son système de suspension, je lis ces graves paroles : « Le prix du change décidant de nos rapports avec l’étranger, ses variations ne se renferment pas dans les transactions des joueurs, elles affectent le prix des productions étrangères dont nous avons besoin ; le bas change les renchérit ; il nuit par conséquent aux manufactures qui les emploient ; il nous enlève sans cesse quelques parties de notre numéraire, car l’or et l’argent ne vont pas de France dans l’étranger par l’effet du bas change sans y laisser une partie de leur quantité en pure perte pour la France. Le bas change accuse toujours quelque grand désordre ; il inspire des craintes, et même les relations commerciales qui reposent sur un crédit utile aux Français en sont interrompues ou affaiblies. Les assignats, portés pour quelque cause que ce soit en pays étranger, y tombent en discrédit et ce discrédit les faisant acheter à vil prix cause une sorte d’attiédissement sur leur valeur dans le royaume même. Le bas change favorise sans doute la demande des productions françaises, mais cette demande est bornée par la consommation : elle se règle encore plus sur le besoin que sur le prix de la marchandise ; tandis que les opérations qui se combinent entre l’argent et l’or et le bas prix des changes n’ont pas de bornes. »

Mais, malgré ces craintes, un grand flot de vie, de production, de richesse soulevait et entraînait la France de la Révolution ; portée par ce courant rapide et soudain grossi, elle allait avec je ne sais quel mélange de joie hardie et d’inquiétude, jetant un grand cri de colère quand elle se heurtait à une difficulté brusquement surgie, comme la crise du sucre, mais pas-