Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/305

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un système de Révolution et qui essaie avec fureur de l’imposer aux événements et aux hommes. À chaque crise de la Révolution, et quel que soit le sentiment du peuple, c’est un dictateur, c’est un tribun militaire que propose Marat pour exécuter les traîtres. Certes, il entend jusqu’au fond de son souterrain les rumeurs de la foule, les cris de la souffrance, les chuchotements même de la trahison, et il y répond par des appels perçants et de terribles paroles. Parfois, en un cri de pitié irritée et sublime, il touche jusqu’au fond l’âme du peuple et y laisse une émotion ineffaçable. Parfois encore il étonne par la lucidité étrange de ses vues, par la merveilleuse rencontre de ses prophéties invraisemblables avec d’invraisemblables événements. Mais cette colère sans rémission, ce soupçon continu fatiguent le peuple : il a besoin parfois de reprendre haleine ; il n’est pas toujours dans la fièvre : il s’abandonne aux joies faciles de la vie, respire l’air, le soleil, la confiance, fait crédit aux hommes. Marat, qui ne lui laisse presque personne à admirer (sauf Robespierre) et presque rien à espérer, l’excède parfois et lui brise les nerfs à force de les tendre. Le père Duchesne, au contraire de l’homme du souterrain, est l’homme de la rue et des foules, des tonnelles où l’on boit le bon vin en médisant des accapareurs qui le renchérissent. Il surveille les tribuns du peuple, les gourmande ou les dénonce ; mais il a parfois pour eux une sorte de tendresse rude, qui répond au besoin d’aimer que le peuple porte en lui. Plus près de la pensée populaire, le père Duchesne, aux jours de crises, ne rêve pas une dictature sombre : après Varenne, c’est la République qu’il demande, un large gouvernement populaire qui ne maltraitera pas le fils du Roi, mais qui se passera de lui.

Refoulé par les votes de l’Assemblée et par la répression du Champ de Mars, il ne s’obstine pas en imprécations furieuses ; il semble renoncer un moment à son beau songe de République, mais il garde au plus profond de son âme une allégresse de liberté, je ne sais quelle joyeuse attente républicaine qui éclatera au 10 août. Le père Duchesne ne brise pas aux murs du caveau son front fiévreux : il ne croit pas le peuple à jamais endormi parce qu’il parle bas ; il sait que dans l’âme populaire les forces de vie s’accumulent parfois silencieuses, ignorées comme des eaux profondes, et se révèlent soudain par de merveilleux jaillissements.

Aussi, tandis que Marat, épuisé, désespéré, s’imagine qu’il n’y a plus rien à faire et à dire puisque de toute part on prêche le respect littéral de la Constitution, Hébert s’accommode de ces transactions passagères et continue gaillardement son chemin. Du 15 décembre au 12 avril, Marat, dont le journal ne se vend presque plus, laisse tomber sa plume et, au contraire, le Père Duchesne, avec un succès croissant, crie aux carrefours ses grandes colères, ses grandes douleurs et ses grandes joies :

« Je suis le véritable Père Duchesne, foutre ! »

Depuis plus d’un an, avec une variété de ton extraordinaire, il gourmande,