Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/312

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populaire à la nouvelle de la fuite du roi. Pendant quelques jours le peuple avait méprisé, injurié le roi parjure et fuyard.

Pendant quelques jours, le peuple s’était senti supérieur à la royauté qu’il flétrissait, à la bourgeoisie révolutionnaire qui n’avait pas su prendre parti à fond contre le roi. Et tout cela grandissait les prolétaires, tout cela les préparait à juger de haut non seulement la royauté, mais les oligarchies bourgeoises qui cherchaient à exploiter la Révolution. Rude était le père Duchesne en ces premiers mois de 1792, pour les bourgeois accapareurs (no 68). « J’ai vu tous nos marchands, tous nos détaillants, les épiciers, les marchands d’eaux chaudes (eaux-de-vie), les fabricants de vin ; en un mot, tous les bougres qui font métier de nous voler et de nous empoisonner ; je les ai vus tous profiter de la disette de l’argent pour s’enrichir ; après avoir accaparé tous nos écus et les avoir vendus et fait passer aux émigrants, ils ont fait ensuite disparaître toute la petite monnaie ; tant est qu’à présent on ne voit plus que du papier et que les gros sols sont plus rares que n’étaient autrefois les doubles louis.

« Qu’en est-il arrivé ? Que nos jeanfoutres sont enfin obligés de regorger ce qu’ils ont volé au peuple. Ils n’ont pas réfléchi, les viédazes, qu’en enlevant tout le numéraire ils arrêteraient le commerce. Maintenant, foutre, que leurs boutiques sont désertes et que leurs marchandises leur restent, ils se tordent les doigts et ils désireraient bien n’avoir jamais songé à leur besogne d’agiotage. Cette maudite vermine, pour réparer le mal qu’elle-même s’est fait, désire actuellement la contre-révolution. Tous les foutus marchands ne peuvent plus piller le peuple qu’ils ont mis à sec par leur jeanfoutrerie ; ils se flattent de mieux faire leurs orgies avec les ci-devant. »

Voilà pour les accapareurs d’écus : voici pour les accapareurs de denrées (no 83) :

« J’espérais, foutre, qu’après l’abolition des droits d’entrée je pourrais tous les jours me foutre sur la conscience quelques bouteilles de plus, mais point, foutre ; au lieu de diminuer et d’être de meilleure qualité, il est aussi cher que par le passé et il nous empoisonne de même. J’avais cru aussi qu’on nous diminuerait les autres denrées, mais l’épicier d’André et ses confrères sont toujours résolus à nous faire payer le poivre au même prix.

« Il y a quelques jours que j’eus une dispute de bougre avec mon cordonnier qui voulait augmenter le prix de mes souliers. Foutu Maury, lui dis-je, est ce que tu es devenu aristocrate ? Maury toi-même, me répondit-il. (Maury, l’abbé Maury, était pour Hébert le symbole de la contre-révolution ; dans l’image du père Duchesne on remarque la devise, mémento mori, qui est un jeu de mots à l’adresse de l’abbé) : Si ma marchandise augmente, ne faut-il pas que je fasse payer plus cher mon ouvrage ? — Comment, foutre, payer plus cher ma paire de souliers, lesquels devraient me coûter un quart de moins par la suppression de la régie des cuirs ?