Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/323

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nelle, à la subsistance des femmes et des enfants des vignerons indigents qui, par patriotisme, avaient interrompu leurs travaux. En un mot, leur famille se trouvait nourrie, leurs vignes cultivées et la patrie défendue. »

Voilà des traits décisifs et profonds qui ont échappé à Taine. Préoccupé de noter les signes « d’anarchie spontanée », il n’a pas vu les forces prodigieuses de conservation dont la Révolution bourgeoise et paysanne disposait.

L’Assemblée s’attendrit aussi, acclama, félicita, et pas une voix, même à l’extrême-gauche, ne s’éleva pour plaider la cause des pauvres bûcherons dédaignés. Il fallait la pression immédiate des faubourgs parisiens pour faire éclater un peu l’étroite conception bourgeoise de la Législative. Les ouvriers pourtant avaient tenté de donner à leur « émeute » une forme légale, et cela atteste je ne sais quelle foi naïve et touchante en l’ordre nouveau. Au moment même où les ouvriers « flotteurs » exigeaient violemment « une augmentation de salaire pour tous les travaux qui s’exécutaient sur les ports à l’occasion de la fabrication des trains et de leur conduite à Paris » ; au moment où fatigués de discuter en vain avec le sieur Peinier, commis des marchands, ils scellaient la barre des pertuis de Crain pour empêcher les trains de bois de couler ; au moment même où, au son du tambour, ils faisaient sommation à tous ouvriers de n’avoir pas à travailler et menaçaient quelques ouvriers de l’intérieur venus à la demande des patrons, ils se choisissaient, dans les formes, « un capitaine des flotteurs » et allaient demander au juge de paix de signer le procès-verbal de cette élection. Le juge refusa. Non, non, vous n’êtes pas d’emblée, ô prolétaires, la légalité souveraine, et que d’efforts, après un siècle, vous faut-il encore pour devenir la loi !

Mais c’est surtout dans les départements les plus voisins de Paris, en Seine-et-Marne, en Seine-et-Oise, dans l’Eure, dans le Loir-et-Cher, dans le Loiret, à Évreux, à Jouy, à Montlhéry, à Verneuil, à Étampes que le mouvement paysan au sujet des subsistances prend de vastes proportions, au printemps de 1792. Surtout il offre un caractère très particulier, que M. Taine, uniquement soucieux d’accumuler des détails d’un pittoresque terrifiant et enfantin, n’a pas même entrevu. Ici il semble bien qu’il s’agit d’un mouvement agraire contre les gros fermiers, contre le capitalisme agricole très puissant en cette région.

J’ai noté déjà comment les cahiers paysans de l’Île-de-France protestaient contre les grandes fermes et en demandaient la division. La question des subsistances et des prix était une occasion excellente aux paysans de créer des ennuis aux grands fermiers qu’ils détestaient. Dans un livre, d’ailleurs médiocre, que Lequinio publia en 1792, sous le titre les Préjugés détruits, il a traduit avec force les sentiments des habitants des campagnes contre ces gros fermiers. Son chapitre XIII, consacré aux « laboureurs », commence ainsi :

« Il n’est pas question d’agriculture, et je ne parle point de ce petit nombre d’hommes opulents qui, dans les environs de la capitale et dans