Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/397

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C’est pour préparer la réalisation de ce grand rêve que Condorcet s’applique, tout de suite, à débarrasser autant qu’il le peut, de toute contrainte et de toute entrave, la vérité. Mais quelle que soit sa défiance du pouvoir politique, des institutions gouvernementales, il est bien obligé de mettre sur l’enseignement public la marque de la nation. Et lorsqu’il semble affranchir de l’action gouvernementale la suprême société nationale qui se recrute elle-même, je ne suis point assuré qu’il donne par là des garanties décisives à la liberté du vrai : l’esprit de caste et de coterie des Académies qui se recrutent elles-mêmes et qui semblent parfois frappées de sénilité est plus contraire aux hardiesses du vrai que ne le fut jamais l’Université d’État où affluent toujours, malgré tout, des forces neuves. Le vrai problème reste donc celui-ci : organiser la liberté à l’intérieur même de l’enseignement national.

La liberté ne doit pas être une annexe à la nation, un refuge où s’abriteraient ceux que tyrannise l’État : la liberté doit imprégner l’État laïque enseignant. Mais la défiance de Condorcet à l’égard de tout ce qui immobilise, son souci de tenir toujours grande ouverte la porte de l’avenir attestent, en 1792, un grand essor de l’esprit humain. Talleyrand avait prévu, il est vrai, que les sciences sociales se développeraient ; mais il ne donne pas, comme Condorcet, la sensation vive que le monde est en mouvement et que la Constitution même où la Révolution venait de résumer ses premières conquêtes, est toute provisoire. Pour Talleyrand, la Révolution est comme un navire immobile, d’où le regard découvre de vastes horizons vers lesquels un jour il faudra faire voile ; pour Condorcet la Révolution est un navire en marche, dont la vibration et l’élan animent les hardiesses de l’esprit. Or, quelle est la force qui avait plus à espérer des évolutions nouvelles et des progrès prochains, sinon le prolétariat ?

Comme Talleyrand, mais avec plus de précision que lui, Condorcet exproprie l’antiquité du premier rang qu’elle avait occupée jusque-là ; aussi bien l’antiquité païenne que l’antiquité chrétienne. Il me semble que Condorcet n’est point assez sensible à la puissance de beauté et de raison, aisément et éternellement communicable, que contiennent l’antiquité grecque et l’antiquité romaine.

Mais il a bien vu que pour être pleinement comprises, et goûtées en leur vrai sens, les œuvres antiques devaient être replacées dans les séries historiques, expliquées et éclairées par le génie de leur temps, par les mœurs et les institutions dont elles procèdent. Il a bien vu et bien dit qu’elles ne pouvaient plus être aujourd’hui un principe d’éducation, mais un complément d’éducation admirable pour ceux que la conscience et la vie moderne auraient déjà formés.

Et peut-être, à ce titre, eût-il mérité d’être compté par M. Alfred Croiset parmi ceux qui préparèrent la conception historique et la vivante