Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/456

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Guadet lança le nom de Cromwell, avec quelques précautions oratoires : « Les sentiments de M. de Lafayette indiquent assez qu’il est impossible qu’il soit l’auteur de la lettre qui vient d’être lue. M. Lafayette sait que lorsque Cromwell osait tenir un langage pareil… » Finalement, l’Assemblée renvoya la lettre à la Commission des Douze pour en faire un rapport et elle passa à l’ordre du jour sur l’envoi de la lettre aux départements. C’était un échec grave pour les feuillants. Car ils ne pouvaient réussir que par un coup de vigueur et de surprise.

Laisser au pays le temps de la réflexion, laisser aux partis révolutionnaires le temps d’organiser la résistance, c’était enlever toute chance de succès à la politique de Lafayette. Elle n’eut d’autre effet immédiat que de rapprocher la Gironde et Robespierre, et que de rendre à Dumouriez la faveur révolutionnaire.

Le lendemain, les ministres feuillants annonçaient à l’Assemblée que le roi refusait son veto aux décrets sur les prêtres et sur le camp de 20,000 hommes. La Révolution put croire, par cette coïncidence, qu’entre le roi et Lafayette il y avait partie liée, et l’imminence du péril réconcilia à demi les partis révolutionnaires.

Brissot, dans son numéro du 18 juin, attaqua violemment Lafayette : « C’est le coup le plus violent qu’on ait porté à la liberté, coup d’autant plus dangereux qu’il est porté par un général qui se vante d’avoir une armée à lui, de ne faire qu’un avec son armée, d’autant plus dangereux encore que cet homme a su, par sa feinte modération et ses artifices, se conserver un parti, même parmi les hommes qui aiment vivement la liberté ; sa lettre le démasque. C’est une seconde édition des lettres de Léopold au roi ; l’une et l’autre sortent de la même fabrique ; c’est le même esprit partout, c’est la même haine contre les jacobins ; c’est la même horreur pour les factieux. Et Lafayette crie contre les factieux ! »

Et Brissot termine par une allusion à Robespierre : — « Citoyens veillons. — Jacobins, soyons sages, mais fermes. — Ô vous qui les avez divisés, voilà votre ouvrage ! » C’était une invitation amère à l’union.

Entre Lafayette et Robespierre il y avait une polémique réglée : « Sommes-nous déjà arrivés, s’écria celui-ci dans le défenseur de la Constitution, au temps où les chefs des armées peuvent interposer leur influence ou leur autorité dans nos affaires politiques, agir en modérateurs des pouvoirs constitués, en arbitres de la destinée du peuple ? Est-ce Cromwell ou vous qui parlez dans cette lettre, que l’Assemblée législative a entendue avec tant de patience ? Avons-nous déjà perdu notre liberté, ou bien est-ce vous qui avez perdu la raison ? »

Robespierre comprend que les violences de Lafayette contre les ministres girondins assurent à ceux-ci la sympathie des révolutionnaires, et il désarme à demi.