Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/19

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maîtres de la Convention, traînaient les choses en longueur. La Gironde semble frappée d’une sorte de paralysie de la volonté. Elle n’a certes pas formé le ferme propos de sauver Louis XVI, et elle ne songe nullement, à cette date, à ménager et à flatter la contre-révolution. Mais elle hésite à porter un coup décisif, et elle cherche à gagner du temps. En acceptant le ministère des mains de Louis XVI, elle avait joué un rôle de transition ; et elle ne savait point se dégager de ce rôle. Elle avait, avant le Dix-Août, négocié, tergiversé : et elle avait l’impression obscure que si elle déchaînait les événements, c’est par d’autres qu’ils seraient conduits. La mort du roi allait passionner toutes les forces de l’univers, et ce sont les forces les plus brutales, les plus directes qui prévaudraient.

Que restait-il des habiles combinaisons de la politique, que restait-il de l’éloquence elle-même, quand le couteau de la guillotine tranchait les problèmes ? Il faudrait désormais des volontés nettes et coupantes comme lui ; et devant l’engin de mort, symbole d’une politique simple, grandiose et brutale, l’esprit compliqué et incertain de la Gironde se récusait à demi.

Et puis, je ne sais si une sorte de pitié mélancolique n’était pas éveillée en eux par les premières meurtrissures de la vie. Certes, ils ne craignaient point pour eux-mêmes : ils avaient un haut courage ; et d’ailleurs, si leur prestige commençait à être atteint, leur puissance n’était pas ruinée encore, et leur vie n’était point menacée. Mais ils avaient souffert, ils avaient éprouvé les dures vicissitudes de l’opinion ; un moment même, aux journées de septembre, quand Robespierre dénonçait Brissot et ses amis à la Commune, quand un mandat d’arrêt était préparé contre Roland, ils avaient vu luire sur eux l’éclair de la hache. Que toute chose humaine était fragile ! Que la popularité était courte ! Que la vie était précaire !

Ainsi parfois, en de rapides et secrètes mélancolies, le mystère tragique de leur destinée s’inclinait vers le mystère tragique de la destinée royale : leur pensée rencontrait, au seuil du néant, la royauté abolie et le roi menacé. Et, comme des ombres qui se touchent par les bords, le destin de la Gironde semblait parfois contigu au destin du roi. Les Girondins étaient-ils bien sûrs, en frappant, de ne pas se frapper eux-mêmes ? Ils allaient donner à la mort un signal ambigu qu’elle interpréterait peut-être largement. Quelque trouble de conscience aussi était en eux. J’imagine que Brissot, qui était bon et humain, n’avait pas appris sans douleur que Delessart avait été massacré à Orléans. C’est lui qui l’avait envoyé à la Haute-Cour : c’est lui qui, sur des indices bien légers et pour hâter la déclaration de guerre, l’avait fait décréter de trahison. Était-il vraiment un traître ? Cette ombre sanglante devait sans doute importuner Brissot.

D’ailleurs, en exploitant contre Robespierre et Danton les massacres de septembre, la Gironde s’était condamnée elle-même à tenir le rôle de l’humanité et de la pitié. Elle était liée par sa propre manœuvre. À force de re-