Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/498

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Le ministre de la justice, Gohier, semblait s’appliquer à compromettre la Commission des Douze, tout en affectant d’exécuter ses ordres. Garat cherchait, par des conversations particulières avec les chefs girondins, à bien prouver qu’il avait pour eux amitié et estime ; il prétendait professer l’horreur la plus vive pour les excès du maratisme. Mais il sentait bien que la force était de plus en plus du côté de la Commune et de la Montagne, et il voulait éviter, avant tout, un choc violent où il eût été obligé de prendre parti. Dès lors il était hostile à la politique agressive de la Gironde et de la Commission des Douze. Celle-ci d’ailleurs avait-elle un plan net et vaste ? Arrêter Hébert n’était qu’un dangereux enfantillage si on ne brisait pas toute la Commune, et comment la briser ? Bien mieux, il aurait fallu briser la Montagne elle-même. Or, comment toucher à Robespierre et à Marat sans soulever Paris qui venait d’acclamer, en avril, à sa sortie du tribunal révolutionnaire, l’Ami du Peuple acquitté et triomphant ? Garat suggérait à la Gironde tous ces doutes, et il agissait sur elle comme une force dissolvante et paralysante.

« Le 26 mai, à une heure et demie de la nuit, écrit Garat dans ses Mémoires, on vient me dire, à l’Intérieur, qu’un grand mouvement se prépare à la porte Saint-Bernard ; que des femmes sont à la tête, mais que des hommes armés les accompagnent. Je fais partir à l’instant deux gendarmes pour m’assurer du fait, et je me rends moi-même à la Commission des Douze. Je n’y trouve que Rabaut Pommier, qui va chercher son frère. Rabaut de Saint-Étienne vient me joindre vers deux heures après au Comité de salut public. J’étais sûr, dès lors, par le rapport des gendarmes, que le mouvement de la porte Saint-Bernard n’était rien ; mais j’étais trop sûr aussi que des mouvements plus réels allaient suivre cette menace. J’étais lié avec Rabaut de Saint-Étienne ; j’aimais sa personne, j’estimais sa philosophie ; je savais qu’une imagination fertile et brillante le disposait à voir entre les faits plus de liaisons et de rapports qu’il n’y en avait quelquefois ; mais je savais aussi qu’il aimait la vérité, qu’il avait exercé sa raison à la discerner et à la reconnaître.

« Là j’eus avec Rabaut de Saint-Étienne une conversation très longue et très intime. Je ne lui dissimulai point que je trouvais beaucoup d’imprudence et de danger à laisser à la Commune la disposition de toutes les forces de Paris, et à faire arrêter l’un des officiers municipaux presque dans son sein.

« Oubliez-vous, lui disais-je, que nous sommes dans des temps où l’on ose tout ce qu’on peut, et où l’on a de beaux noms pour honorer tout ce qu’on ose ? On a montré à la Commission un passage affreux d’une feuille d’Hébert que je n’ai jamais lu ; mais ce passage, qui est affreux, ne l’est pas plus que cent passages de ce Marat qu’un tribunal vient de renvoyer, la tête couronnée de lauriers, au rang des législateurs. Sans doute, si nous étions sous le règne des lois, Marat devrait être, au moins où vous avez mis Hébert ; mais croyez qu’il est trop dangereux de mettre Hébert à l’Abbaye quand