Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/640

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portion nombreuse et intéressante de la société ; les révolutions qui se sont passées depuis trois ans, ont tout fait pour les autres classes de citoyens ; presque rien encore pour la plus nécessaire peut-être, pour les citoyens prolétaires dont la seule propriété est dans le travail.

« La féodalité est détruite, mais ce n’est pas pour eux ; car ils ne possèdent rien dans les campagnes affranchies.

« Les contributions sont plus justement réparties, mais, par leur pauvreté même, ils étaient presque inaccessibles à la charge ; pour eux, le soulagement est aussi presque insensible.

« L’égalité civile est rétablie, mais l’instruction et l’éducation leur manquent ; ils supportent tout le poids du titre de citoyen ; ont-ils vraiment aptitude aux honneurs auxquels le citoyen peut prétendre ?

« Jusqu’ici l’abolition de la gabelle est le seul bien qui ait pu les atteindre, car la corvée n’existait déjà plus, et momentanément ils ont souffert par la cherté des denrées, par le ralentissement du travail et par l’agitation inséparable des tempêtes politiques.

« Ici est la révolution du pauvre… mais révolution douce et paisible, révolution qui s’opère sans alarmer la propriété et sans offenser la justice. Adoptez les enfants des citoyens sans propriété, et il n’existe plus pour eux d’indigence. Adoptez leurs enfants et vous les secourez dans la portion la plus chère de leur être. Que ces jeunes arbres soient transplantés dans la pépinière nationale ; qu’un même sol leur fournisse les sucs nutritifs, qu’une culture vigoureuse les façonne ; que, pressés les uns contre les autres, vivifiés comme par les rayons d’un astre bienfaisant, ils croissent, se développent, s’élancent tous ensemble et à l’envi sous les regards et sous la douce influence de la patrie ! »

Voilà le plan que Lepelletier de Saint-Fargeau méditait et dessinait en ces mois tragiques de décembre 1792 et de janvier 1793 ; et quoique ce noble et vigoureux écrit n’ait été communiqué à la Convention et au pays que le 13 juillet 1793, quand Robespierre en donna lecture à la tribune, il appartient à cette première période effervescente et créatrice d’idées, qui précède le 31 mai.

Si Lepelletier n’avait pas été frappé le 20 janvier par le couteau de Pâris, il est probable qu’il aurait publié son plan avant la fin de janvier. Il s’y était appliqué dès le premier jour de la législature et son frère nous apprend que Lepelletier en portait sur la poitrine « le gros manuscrit ployé en deux », le jour même où il fut assassiné.

Utopie, a-t-on dit. C’est là le reproche fait au système par les adversaires de Lepelletier, et contre lequel son frère le défend avec plus de véhémence peut-être que de précision.

« On dira peut-être de cette institution que c’était un rêve, une utopie !… Un rêve ! Michel Lepelletier était convaincu du contraire. Mais si c’est un rêve pour