Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/666

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de prétentions mon moins illégitimes qu’entachées de mauvaise foi, que de vouloir retenir exclusivement la masse des possessions dans la main d’une minorité au détriment de l’ensemble. »

Billaud-Varennes formule donc pour tous les hommes le droit à la vie, le droit au travail, le droit à la propriété par une participation légale à la succession nationale ». S’il n’y avait toujours quelque chose de factice à appliquer à une période de l’évolution intellectuelle et sociale des termes qui n’ont apparu que plus tard, je dirais que le système de Billaud-Varennes est une sorte de collectivisme individualiste. C’est du collectivisme en ce sens que la nation constitue un grand fonds collectif sur lequel tous les travailleurs ont une « main-mise », une hypothèque permanente. Ou plutôt les travailleurs, les pauvres, ceux qui n’ont « d’autre propriété que leur génie ou leurs bras », ont une hypothèque permanente sur toute la fortune nationale. Ce n’est, il est vrai, qu’une seconde hypothèque, puisque les enfants, héritiers naturels des possédants, recevront d’abord une portion définie par la loi. Mais il est sûr que dans un très grand nombre de cas les non-possédants viennent en partage des successions ouvertes. La fiction par laquelle chaque chef de famille est supposé avoir cinq enfants n’individualise pas le droit collectif de la classe ouvrière : ce n’est pas tel ou tel enfant déterminé des familles pauvres qui est investi d’un droit particulier sur un héritage particulier ; c’est la totalité des familles pauvres qui, en vertu d’une adoption sociale impersonnelle, entre en possession d’une part d’héritage ; c’est une « succession nationale » qui est ouverte.

C’est là évidemment une conception collectiviste. On peut même dire, en un sens détourné, que la nation, dans le système de Billaud-Varennes, est propriétaire des moyens de production, puisque ce fonds collectif de la succession nationale est employé à donner aux pauvres les avances nécessaires à leur établissement agricole ou industriel. Mais ce collectivisme est individualiste, parce que le mode d’exploitation et de production reste individuel, parce que Billaud-Varennes ne conçoit la société que comme l’agglomération de nombreux petits domaines, de nombreux petits ateliers. Il laisse subsister la concurrence, le travail parcellaire. Il ne paraît même pas avoir l’idée de la grande exploitation communiste et de la grande propriété commune qui en serait la base et le moyen.

Et je dirai de son système qu’il est le suprême effort du socialisme avant qu’il se transforme en communisme. C’est la plus curieuse synthèse que je connaisse de la tendance égalitaire et socialiste et d’un ordre social individualiste et morcelé. Au demeurant, il prépare l’absorption presque complète de l’héritage au profit de la collectivité ; et c’est une vue qui se prolongera dans tous les systèmes vraiment socialistes, dans le saint-simonisme et jusque dans le marxisme : celui-ci, sans doute, allant au fond même des choses, et déduisant les conséquences sociales extrêmes d’une évolution économique à peine ébauchée en