Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/888

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berté ne serait-elle qu’un vain nom ? N’est-ce qu’une actrice de l’Opéra, la Candeille ou la Maillart promenée avec un bonnet rouge, ou bien cette statue de quarante-six pieds de haut que propose David ? Si par la liberté vous n’entendez pas comme moi les principes, mais seulement un morceau de pierre, il n’y eut jamais d’idolâtrie plus stupide et si coûteuse que la vôtre.

« Ô mes chers concitoyens ! serions-nous donc avilis à ce point de nous prosterner devant de telles divinités ? Non, la liberté, cette liberté descendue du ciel, ce n’est point une nymphe de l’Opéra, ce n’est point un bonnet rouge, une chemise sale ou des haillons ; la liberté, c’est le bonheur, c’est la raison, c’est l’égalité, c’est la justice, c’est la Déclaration des Droits, c’est votre sublime Constitution. Voulez-vous que je la reconnaisse, que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle ? Ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects, car dans la Déclaration des Droits il n’y a pas de cause de suspicion, il n’y a que des raisons d’arrêt. Le soupçon n’a point de prisons, mais l’accusateur public ; il n’y a point de gens suspects, il n’y a que des prévenus de délits fixés par la loi, et ne croyez pas que cette mesure serait funeste à la République, ce serait la mesure la plus révolutionnaire que vous eussiez prise. Vous voulez exterminer tous vos ennemis par la guillotine ? Mais y eut-il jamais plus grande folie ? Pouvez-vous en faire périr un seul sur l’échafaud sans vous faire des ennemis de sa famille ou de ses amis ? Croyez-vous que ce soient ces femmes, ces vieillards, ces cacochymes, ces égoïstes, ces traînards de la Révolution que vous enfermez qui sont dangereux ? De vos ennemis, il n’est resté parmi vous que les lâches et les malades ; les braves et les forts ont émigré ; ils ont péri à Lyon ou dans la Vendée : tout le reste ne mérite pas votre colère. »

Ah oui ! Mais Desmoulins ne faisait qu’ajouter aux tortures de la Révolution : le supplice de l’homme qui traverse le désert en feu, c’est de songer à la source fraîche ; l’angoisse de l’homme battu de la tempête s’accroît lorsque, par delà la mer des épouvantes et des naufrages, son cœur voit le doux foyer lointain. Les révolutions demandent à l’homme le sacrifice le plus effroyable, non pas seulement de son repos, non pas seulement de sa vie, mais de l’immédiate tendresse humaine et de la pitié. Peut-être, après tout, en cette lutte tragique de la Révolution contre le monde, le cœur de l’homme était-il soumis à une épreuve surhumaine. Celui de Danton avait fléchi ; celui de Desmoulins éclatait. Mais quelle erreur et quel désastre ! Le seul moyen d’amener, en effet, l’ère de la clémence et de rentrer dans la normale vie humaine, c’était de donner au gouvernement révolutionnaire prestige et force. Il ne pouvait calmer la Révolution qu’en la sauvant. Il ne pouvait lui rendre la paix intérieure sans lui donner la paix avec l’univers. Et cette paix, la Révolution ne pouvait la dicter que par la vigueur de son élan, par la puissance de son action.