Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/965

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pierre. Il n’avait pas osé aborder de front le problème. Il n’avait pas dit à ces milliers d’hommes qui avaient confiance en lui : « Voici par quels chemins la Révolution doit passer. » Non, il préparait la détente révolutionnaire en tournant les esprits vers des idées qu’il jugeait grandes ; c’était par une sorte de dérivation religieuse et morale qu’il voulait calmer la fièvre révolutionnaire. Mais c’étaient là des chemins profonds et obscurs. Et Robespierre s’isolait, se singularisait, à l’heure critique où il aurait dû concilier, appeler à lui toutes les forces révolutionnaires, mêlées de bien et de mal.

Dès ce moment, les cœurs s’aigrissent, se détournent et le levain des inquiétudes et des défiances fermente de nouveau dans la Révolution. C’est par une journée splendide de prairial que Robespierre, président de la Convention, conduisit le cortège qui portait à Dieu la reconnaissance officielle de la Révolution. La joie dont rayonnait son visage fut courte. Quelques murmures, quelques apostrophes de députés l’avertirent des haines et des craintes. Il marchait un peu en avant de la Convention : « Voilà bien le dictateur ! Il veut appeler sur lui seul l’attention du peuple ! Il ne lui suffit pas d’être roi ! il veut être Dieu ! »

Soudain les abîmes se rouvraient. Quoi ! il faudra donc frapper encore ! Il faudra encore verser du sang ! Oui, Robespierre veut frapper ; il veut prévenir ses ennemis qui ne songeaient, eux aussi, qu’à le prévenir, et dans ce circuit ferme des défiances et des terreurs le courant de mort allait passer de nouveau.

Mais cette fois, Robespierre, comme pris de fièvre, veut en finir : illusion lugubre et toujours renaissante. Il veut précipiter la marche de la justice révolutionnaire et la débarrasser de toute entrave pour qu’elle puisse porter des coups décisifs. D’abord, les prisons sont trop encombrées et Robespierre ne peut plus les ouvrir, même par le Comité de justice qu’il opposait au Comité de clémence de Camille Desmoulins. Il a déjà trop éveillé, par sa malencontreuse fête à l’Être Suprême, l’espoir de la contre-révolution, le soupçon des révolutionnaires exaltés. Il faut qu’il frappe du couteau la contre-révolution pour avoir la force et le droit de frapper du couteau les révolutionnaires qui le menacent, les restes de l’hébertisme, peut-être une partie du Comité. Ainsi recommence, avec une monotonie sinistre, le jeu de bascule qui coucha hébertistes et dantonistes sur la même planche. Mais il a besoin, cette fois d’un instrument de meurtre plus effroyablement équivoque.

Quand il y avait des partis, des factions, on pouvait les atteindre par des définitions générales mais assez précises. Tout parti a sa tendance, sa caractéristique, que le juge révolutionnaire peut noter. Mais quand les factions sont brisées, quand le pouvoir révolutionnaire ne redoute plus que les haines individuelles, les intrigues obscures et changeantes, les groupements incertains, il faut que la loi de mort soit informe comme est informe la conspiration redoutée.