Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/968

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C’était un rêve insensé ; et plutôt que de jouer cette partie désespérée, Robespierre aurait dû, au risque d’être dupe, faire confiance à tous les survivants des factions qu’il avait brisées. Même s’il réussissait, ou s’il paraissait réussir, même s’il parvenait à frapper en même temps que les détenus contre-révolutionnaires et suspects, ceux des révolutionnaires qui lui faisaient ombrage ou qui lui inspiraient du dégoût, ce ne serait qu’une solution d’une heure. Il faudrait recommencer le lendemain ; et la politique de large confiance qui seule pouvait sauver le gouvernement révolutionnaire après l’élimination de l’hébertisme organisé et du dantonisme organisé, devenait plus difficile encore après la période d’exécutions effrénées. De nouvelles défiances se seraient éveillées provoquant de nouvelles rigueurs. Mais il y avait bien des chances pour que cette opération hasardeuse et terrible ne réussît pas. À peine commencée, elle coalisait sourdement contre Robespierre toutes les inquiétudes, toutes les peurs. Les contre-révolutionnaires, les suspects, les modérés devenus la rançon sanglante des futures et incertaines combinaisons de clémence, liaient soudain au nom de Robespierre le système de la Terreur. Il devenait pour eux l’homme de la loi de prairial.

Les Girondins qu’il avait sauvés et leurs amis se demandaient tout à coup s’il ne les avait point protégés par calcul, et s’ils n’allaient point être sacrifiés à des calculs nouveaux. Les survivants dantonistes avaient sur eux la menace de « la morale ».

Tous les représentants en mission qui avaient, selon Robespierre « abusé des principes révolutionnaires », et compromis la Convention par leurs cruautés ou par leurs désordres, Tallien, Barras, Carrier, Fouché, lisaient sur le visage de Robespierre, si fermé qu’il fût, leur sentence de mort. Et d’instinct ils avaient trouvé le moyen de défense : Robespierre tendait à la dictature ; ou plutôt il l’exerçait. À la fête de l’Être Suprême, des voix sourdes, perceptibles pourtant, avaient murmuré sur son passage : « Il y a encore des Brutus ». La loi de prairial n’avait pas eu l’assentiment très vif de tout le Comité de Salut public. Robespierre l’avait rédigée avec Couthon et Saint-Just : les autres l’avaient subie. Billaud-Varennes et Collot d’Herbois commençaient à s’effrayer, celui-ci pour sa sécurité, celui-là pour sa part de pouvoir, de la primauté de Robespierre. La Convention ne vota la loi qu’avec une réserve qui annulait presque tout l’effet utile que Robespierre en attendait. Elle décréta que seule elle pouvait faire procéder à l’arrestation de ses membres. Robespierre ne pourrait pas frapper les coups rapides et décisifs qu’il méditait.

Même méfiance au Comité de Sûreté générale dont le bureau de police créé par Robespierre et annexé par lui au Comité de Salut public, avait éveillé les ombrages. Robespierre se sentit enveloppé d’un réseau d’hostilités ; et la loi terrible sur laquelle il comptait pour la liquidation suprême de la Terreur était paralysée et faussée entre ses mains.