Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/98

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« Citoyens, ne calomniez pas vous-mêmes le jugement que vous allez rendre : reposez-vous de ce soin sur vos ennemis. Par une mesure aussi extraordinaire, ne jetez pas l’alarme dans cette cité que des scélérats voudraient peut-être agiter et qui sera calme si vous l’êtes vous-mêmes. L’Europe vous contemple ; vous devez m’entendre. »

Mais comment Boyer-Fonfrède aurait-il tenu ce langage si une sorte de cannibalisme menaçait irrésistiblement l’Assemblée, hurlant dans les tribunes ou à la porte de l’Assemblée, demandant la tête des députés ou la tête du roi ? Insinuera-t-on que Boyer-Fonfrède, ayant voté contre l’appel au peuple et décidé à voter la mort sans condition et sans sursis, n’avait personnellement rien à craindre ? Mais c’eût été pour cet homme, qui mourut noblement avec ses amis, une raison de plus de protéger les Girondins, et il aurait dénoncé avec plus de véhémence un péril qui, sans le menacer lui-même, eût pesé sur ses frères d’armes. Vraiment, devant les misérables jérémiades de Roland, on arrive à comprendre presque le sardonique éclat de rire de Marat s’écriant ce jour-là même, à la Convention :

« Ils vous disent qu’ils votent sous les poignards, et il n’y en a pas un seul qui soit égratigné. »

C’est un fait bien remarquable que, depuis l’ouverture de la Révolution, aucun représentant, quel qu’il soit, ne fut frappé pour ses opinions « anti-populaires ». Il y aura des députés livrés au tribunal révolutionnaire et la Convention se décimera misérablement elle-même. Mais ni sur Maury, ni sur Cazalès, ni sur Mirabeau lorsqu’il heurta, violemment, dans le débat sur la paix ou la guerre, le sentiment du peuple de Paris, ni sur Barnave, ni sur aucun des Girondins il n’y eut jamais un seul acte de violence individuelle. Jamais la foule, jamais un individu surgi de la foule ne se risqua à les frapper. Tous ceux qui finirent par des attentats individuels et hors des formes légales, demain Lepelletier de Saint-Fargeau, après-demain Marat, appartiennent à l’extrême-gauche des partis populaires, et c’est par des contre-révolutionnaires qu’ils sont frappés.

On dirait que le peuple révolutionnaire, même dans ses groupes les plus forcenés, a l’instinct profond qu’il ne peut attenter à la vie ou même à la dignité d’un seul représentant de la nation sans attenter à la nation elle-même. Et c’est à la Convention que le peuple, aux journées de colère, demandera de frapper des membres de la Convention.

Ah ! qu’on m’entende bien : je ne dis pas qu’autour de la Convention et sur elle, il n’y avait, en ces jours sombres, ni péril ni menace. Tous les Conventionnels, en jugeant le roi et de quelque façon qu’ils dussent juger, assumaient des responsabilités redoutables. Laissaient-ils la vie au roi ? ils risquaient de tourner un jour contre eux la colère peut-être aveugle du peuple exaspéré. Livraient-ils le roi à l’échafaud ? ils s’offraient eux-mêmes aux haines profondes de la contre-révolution, aux poignards des royalistes fana-