Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/104

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

préalable. Mais droit de réunion et droit d’association sont si voisins, si intimement liés, qu’on ne put guère toucher à l’un sans atteindre l’autre. C’est ainsi que dans cette loi apparaît tout à coup cet article : « Les Sociétés secrètes sont absolument interdites. » Et cela sous les peines les plus sévères. On néglige de dire en quoi consiste la Société secrète comme de définir ce qui constitue la matière politique, si bien que c’est laisser la porte grande ouverte à l’arbitraire. Peut être considérée comme Société secrète toute réunion qui n’a pas fait les déclarations requises et aussi tout groupement dont le but réel est autre que le but indiqué par ses membres. Rien n’était plus dangereux que cette élasticité du texte ; les Sociétés ouvrières devaient l’apprendre plus tard à leurs dépens ; et même les Sociétés de bienfaisance, quoique exceptées nominativement, ne devaient pas être longtemps à l’abri des tracasseries administratives. Le décret avait pourtant des prétentions et des apparences libérales. Les modérés entendaient garder une certaine mesure dans la réaction. Les démocrates avaient réclamé avec ironie autant de liberté que sous l’Empire. Certains articles du projet primitif avaient été dénoncés comme exorbitants par Dufaure, par Falloux. Il avait fallu l’amender. Les républicains les plus pâles ne pouvaient se défendre de quelque pudeur en songeant que le 24 février s’était fait au nom du droit de réunion. Mais, malgré quelques adoucissements, cette loi était une entrave mise pour de longues années à l’éducation du suffrage universel ; elle ligottait les citoyens qui étaient déjà, en face de l’État,comme des pygmées devant un géant ; elle réduisait à l’émiettement la classe populaire, alors que l’Église, d’une part, et la franc-maçonnerie, de l’autre, demeuraient debout, exemptes des règles appliquées aux simples mortels, alors que les forces bourgeoises dans les Cercles, les Bourses, etc. avaient mille moyens de se concerter et de s’unir : elle était éminemment favorable au maintien en tutelle d’une masse ignorante qu’on empêchait d’apprendre à discuter librement ses propres intérêts.

Elle avait été précédée par des mesures contre les affiches et les crieurs de journaux. Elle fut complétée par deux lois contre la presse, l’une préventive, l’autre répressive.

La première rétablissait pour les journaux le cautionnement qui, de fait, avait à peu près cessé d’exister depuis la Révolution. On le fixait à 24.000 francs pour toutes les feuilles quotidiennes paraissant dans les départements de la Seine, de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne. Paris continuait à être puni par des mesures d’exception. La province avait le privilège de ne payer dans le même cas que 6.000 fr. dans les grandes villes et 3,600 dans les petites. Pour défendre le projet qu’il présentait, le gouvernement se trouvait dans la situation la plus fâcheuse. D’abord, le Gouvernement provisoire avait, le 2 Mars, fait insérer ceci au Moniteur : « La pensée doit être affranchie radicalement ; il ne peut plus y avoir de timbre, de cautionnement, parce que rien ne doit entraver la libre circulation de la pensée. »