Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/138

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suites contre eux pour excitation à la haine et au mépris des citoyens ou pour attaques contre le principe de la propriété. Il passe des revues, accorde des grâces, visite des hôpitaux. Dufaure, tout en affectant une parfaite neutralité, insinue par une circulaire officielle que « la nation doit se confier à un passé sans reproche, à un patriotisme incontestable, à une résolution mâle, énergique, déjà éprouvée au service de la République plutôt qu’à de vaines et trompeuses promesses ». Les partisans du général, ses amis du National prodiguent biographies, lithographies, brochures ; lui-même adresse aux fonctionnaires un manifeste qui peut passer pour un programme. Mais il a le tort d’être au pouvoir, ce qui est en France un moyen sur d’avoir contre soi les ambitions mécontentes et les déceptions aigries ; il est visé par Girardin qui ne lui pardonne pas son emprisonnement ; il est accusé d’avoir laissé l’insurrection grandir, pour avoir plus de mérite à l’écraser, d’avoir voulu décorer ou pensionner des forçats qui se sont rencontrés sur les listes des blessés de Février ; et quoique la majorité de l’Assemblée l’en console en lui décernant une seconde fois l’attestation qu’il a bien mérité de la patrie, il risque fort de rester à terre entre deux selles, comme le parti républicain modéré dont il est l’homme.

Le parti avancé, malgré les dures leçons qu’il a subies, n’est pas encore parvenu à s’unir. Ledru-Rollin est le candidat des radicaux ; il a tâché de grouper autour de lui tous les démocrates ; il a hautement reconnu la nécessité de réformes sociales ; mais Félix Pyat et Proudhon ont échangé des injures et des horions, et un certain nombre de socialistes, faisant acte de parti de classe, entendent se compter sur le nom de Raspail prisonnier. Restent de vagues candidats qui ont nourri quelque temps sans oser l’avouer, l’envie de se présenter aux suffrages populaires : Thiers, Molé, le maréchal Bugeaud, Changarnier. Reste surtout Louis Napoléon Bonaparte.

Dès le jour où sa famille a été exemptée de l’arrêt de bannissement qui frappe les autres dynasties, celui-ci flotte dans le ciel de la République comme « un nuage qui porte dans ses flancs la foudre et la tempête », mais comme un nuage ondoyant, incertain, de forme et de couleur changeantes. Il a pour lui la masse des paysans, qui ne sont pas bien sûrs que le Petit Caporal soit mort, qui croient voter pour l’oncle en votant pour le neveu ; masse amorphe, qui s’éveille à peine à la vie politique et qui n’a guère, en guise d’idées que deux sentiments : la haine de tout ce qui rappelle les servitudes du régime féodal, le fétichisme de l’être légendaire qui reste pour elle l’incarnation épique de la Révolution, de la victoire et de la force. Il a pour lui un bon nombre d’artisans et d’ouvriers, grisés, eux aussi, par l’odeur de la poudre et par les chansons de Béranger, dupés par les journaux qui ont comme le Napoléon républicain, protesté contre l’esclavage du salaire et prêté à l’Empereur ces paroles ; « Je voulais que l’ouvrier fût heureux et gagnât ses six francs par jour. » Il a eu l’habileté d’être absent ou tout au