Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/378

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période de désarroi, où les besoins sont grands et urgents, que la chose est possible. Et il est bien certain que l’effort du pouvoir nouveau devait porter plutôt sur les manières de répartir autrement l’impôt que sur les moyens de le réduire. Or, c’était une idée courante parmi les républicains qu’il fallait diminuer les impôts indirects, surtout ceux qui frappent les objets de consommation et qui sont progressifs à rebours, en ce sens qu’ils demandent autant aux pauvres qu’aux riches et par conséquent un sacrifice proportionnellement plus considérable pour les premiers que pour les seconds. On s’accordait en revanche à vouloir taxer directement le revenu et même de façon progressive. L’impôt progressif ou progressionnel, comme on disait aussi, n’était pas accepté seulement par les républicains les plus modérés ; il était défendu par certains économistes, tels que Joseph Garnier et Léon Faucher.

Mais pour son malheur la République naissait en un moment où les finances de l’État étaient fort mal en point. Thiers était allé jusqu’à dire, dans la discussion du dernier budget de la monarchie, qu’on était à la veille d’une catastrophe ; le déficit avait été la règle des années précédentes. La crise industrielle et commerciale qui sévissait depuis 1847 ne pouvait qu’accroître ce déficit et la crise politique et sociale, venant se greffer sur celle-ci, devait rendre tragique une situation déjà inquiétante. Le drame allait se dérouler en plusieurs actes.

Le 24 février, le Trésor contenait 135 millions en numéraire, plus 57 millions en valeurs de portefeuille, non immédiatement réalisables[1]. C’était peu, d’autant qu’il faudrait, au mois de Mars, en ôter 73 millions pour le paiement du premier trimestre de la rente 5 0/0. Or les dépenses à prévoir étaient grosses et pressantes. Dans le premier élan de la Révolution les impôts rentraient bien ; mais cela ne dura que quelques semaines ; les capitaux se cachèrent, émigrèrent, par peur d’abord, par tactique ensuite. Les affaires s’arrêtèrent et le Trésor public fut menacé d’être à court d’argent.

Le premier soucis du Gouvernement provisoire fut de trouver un ministre des finances. Mais la tâche qui attendait le futur ministre était peu tentante. Elle exigeait des qualités rares, une hardiesse et une souplesse d’imagination qui fussent en rapport avec les circonstances insolites où l’on était placé. Le choix tomba sur un banquier Israélite, Goudchaux, qui était d’une probité reconnue, qui avait su fort bien mener sa barque et pouvait ainsi inspirer confiance aux capitalistes. Mais il était de caractère à la fois violent et timoré ; tout en affichant des prétentions philanthropiques, il voyait rouge et s’emportait en propos inconsidérés, dès qu’on parlait devant lui de socialisme.

  1. Voici, d’après le rapport officiel de Ducos, la situation exacte à cette date : « En résumé, la dette inscrite s’élevait à 4 milliards 95 millions. — Les budgets antérieurs, après avoir absorbé les réserves de l’amortissement, laissaient à la charge de la dette flottante une somme de 281 millions. La dette flottante atteignait le chiffre de 960 millions. — Le budget de 1848 était réglé avec un découvert de plus de 76 millions. — Les réserves de l’amortissement étaient absorbées jusqu’en 1855, et même jusqu’en 1859.