Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/68

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mais Louis-Napoléon Bonaparte sort, mystérieux et inquiétant, de la brume qui l’enveloppait. Nommé par quatre départements, il est admis à la Chambre, dont J. Favre et Louis Blanc, avec une chevaleresque témérité, contribuent à lui ouvrir les portes que Lamartine et Ledru-Rollin auraient voulu lui fermer ; et, avec son équivoque figure d’aventurier exotique, il apparaît aux uns comme un pauvre homme insignifiant et presque ridicule, aux autres comme un rêveur humanitaire qui en est resté à l’Extinction du paupérisme ; à de plus perspicaces, comme le centre de ralliement des ambitions, des déceptions, des craintes suscitées par le cours vertigineux des événements. Mais il est trop tôt pour qu’il se mette en avant et content d’avoir conquis le droit d’être représentant du peuple ; il envoie de Londres sa démission en risquant cette phrase césarienne : « Si le peuple m’impose des devoirs, je saurai les remplir ». En même temps que lui (et rien ne montre mieux la scission des électeurs en deux blocs opposés), sont élus à Paris des démocrates : Caussidière, Pierre Leroux, Proudhon ; et des conservateurs, parmi lesquels Thiers, qui va rendre un chef consommé à la réaction parlementaire. L’habile et ambitieux petit homme revient d’autant plus redoutable que, pour être nommé, il a dû passer sous les fourches caudines de l’Église et conclure avec elle une espèce de pacte aux dépens de la République et du régime laïque.

Le parti de l’ordre, se sentant plus fort devient plus agressif. Il envisage sans effroi l’approche d’une lutte décisive. Le 25 mai, chez Tocqueville, dans un dîner où assistent entre autres convives Cousin et Molé, on s’accorde à dire qu’avant trois mois il y aura une bataille des rues où le parti anarchique sera écrasé.

La bourgeoisie peut compter pour cela sur l’armée. L’armée se compose alors de conscrits désignés par le sort qui servent sept ans, d’engagés volontaires et de vieux soldats ou sous-officiers qui se rengagent pour une haute paie. Les fils de la bourgeoisie peuvent se dérober à l’ennui et au danger du service en achetant des garçons pauvres qui prennent leur place. Les prix varient ; il y a un cours de la vie humaine, un marché de la chair à canon. Et il est abondamment fourni. Sur 380.000 hommes environ qui sont sous les armes, on compte 180.000 remplaçants. C’est donc une armée de prolétaires mais de prolétaires déracinés par leur long séjour sous les drapeaux, détachés de leur classe natale, pliés et assouplis par la discipline à leur fonction de machines à tuer, encadrés d’ailleurs d’officiers qui sortent à peu près tous de la classe aisée ; car ils viennent de Saint-Cyr ou de l’École polytechnique, où l’on ne peut arriver qu’après de longues études qui coûtent cher. Elle a par suite un caractère professionnel fortement marqué. L’esprit de corps y est très puissant ; la carrière des armes, non seulement pour les officiers, mais pour les sous-officiers et le soldats, ressemble beaucoup à un métier.

Cette armée est accoutumée à jouer un double rôle. Elle est chargée de maintenir l’ordre à l’intérieur ; elle est pour cela mise ou garnison dans les grandes