Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rouges, et, pour prévenir tout mélange des siens avec eux, il fait mettre au règlement qu’aucun brigadier ni chef d’escouade des Ateliers nationaux ne peut faire partie ni être délégué d’aucun autre corps. Un dernier détail montre quelle est alors l’attitude des subordonnés d’Émile Thomas. Beaucoup d’entre eux, en apprenant que Rouen est en insurrection, veulent partir pour y défendre l’ordre contre les ouvriers rouennais.

En somme le but visé était atteint. Les ateliers nationaux avaient rempli leur fonction de dissolvant de la classe prolétarienne. Ils étaient devenus une véritable armée de mercenaires à la solde de la bourgeoisie.

Quel est, pendant ce temps-là, leur rôle économique ? Le total de leurs membres a grossi démesurément et la faute en est à la fois aux modérés du Gouvernement, au capital et aux ouvriers. Les modérés facilitent l’embrigadement pour soustraire le plus d’hommes possible à l’influence redoutée du socialisme. Le capital fait grève ; l’argent émigre et se cache, les fabriques se ferment tantôt par peur, tantôt pour augmenter l’embarras d’un pouvoir qui a reconnu le droit au travail. On rencontre sur les listes d’inscription, souvent bâclées à la hâte, des enfants de dix à douze ans. Ce sont des maîtres d’apprentissage qui se procurent ainsi un revenu supplémentaire. Des patrons aussi ont la prétention de faire descendre les salaires au prix dérisoire que paient les ateliers nationaux et leur personnel les abandonne alors avec indignation. Les ouvriers, de leur côté, veulent saisir l’occasion de relever la valeur du travail ; ils se mettent en grève d’autant plus aisément qu’ils sont sûrs de vivre, sans toucher à leur fonds de réserve, quand ils en ont un. Peut-être même quelques-uns voient-ils là un moyen de faire capituler la classe patronale. Puis des travailleurs de province affluent, poussés par la misère et par l’espoir d’avoir part à la manne officielle. A la fin de mai, les garnis parisiens comptent 30.000 locataires, au lieu de 8 à 10.000, chiffre ordinaire en cette saison. Enfin, trop heureux de vivre en lazzaroni payés, des professionnels de la fainéantise (si l’on peut ainsi parler), comme il en existe en tout temps, viennent réclamer du travail avec d’autant plus d’insistance qu’ils savent qu’on n’en a pas à leur donner.

L’accroissement est donc rapide. A la fin de mars, il arrive à 40.000 hommes, sans compter les femmes, et la dépense journalière s’élève à 70.000 francs. Le 15 avril, E. Thomas dit avec une espèce de fierté : « Bientôt vous serez cent mille ! » Ce beau chiffre est, en effet, atteint au début de mai. Cependant, où en est-on pour les travaux ? Il y en a beaucoup de projetés : habitations ouvrières à édifier ; canaux à creuser ; chemins de fer à construire ; camp de Saint-Maur à défricher. On demande au gouvernement des avances pour les entrepreneurs en bâtiments. Mais le gouvernement n’a point d’argent. Rien ne se fait. On n’occupe plus les hommes qu’un jour sur quatre. Et ce n’est plus seulement la misère, c’est la démoralisation pour la classe ouvrière. Elle s’habitue à recevoir l’aumône, à perdre son temps au cabaret ou en promenades bruyantes qui ressemblent à des émeutes ; la presse retentit des plaintes et des craintes de la bourgeoisie.