Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/94

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poursuit, on le frappe, on le taille en pièces, on laboure de poignards et de baïonnettes son corps déchiqueté. Enfin la foule ivre est repoussée. On porte ailleurs le mourant. La foule se rassemble, retrouve le chemin du crime et, sur ce corps où la vie s’est attardée, un orage de coups s’abat encore. Ramel expire, on frappe toujours. Le cadavre n’est plus qu’une plaie.

Voilà l’état de la Provence et du Midi. Voilà, à grands traits, cette triste histoire ! Et combien de faits isolés dans les villages ! L’abominable, cependant, ne tient pas tout entier dans ces massacres, dans ce débordement d’une démagogie que le meurtre rassasie à peine. L’abominable, ce ne furent pas seulement les pillages et les vols qui enrichirent les meurtriers, et qui placent au niveau des crimes de droit commun cette prétendue révolte politique. Le pouvoir, plaidant devant l’histoire, a dit que surpris par la montée de la colère publique, il n’avait pu prendre aucune précaution. Mais après ? Après, ce fut la capitulation devant l’assassinat. On n’osa pas poursuivre, et quand on poursuivit, on n’osa pas juger ! Trestaillons promena cyniquement son impunité à Nîmes, à Avignon et à Toulouse les meurtriers reprirent paisiblement le cours de leurs occupations : c’est seulement en 1821 que la maréchale Brune obtint des poursuites et fit condamner un sieur Guindin… par contumace, si bien qu’elle acquitta les frais judiciaires. Et quant au général Ramel, on ne cita en justice que ceux qui l’avaient achevé. Et on les acquitta sous le prétexte que les premiers coups ayant déterminé la mort, ceux qui avaient porté les seconds n’avaient pu la causer !

Mais si, pendant des années, la justice royale s’avilit devant le meurtre, elle se dresse implacable devant les ennemis de la royauté. À La Réole vivaient les frères Foucher, deux jumeaux, généraux de la Révolution, hommes pondérés et justes, au cœur noble, à l’esprit élevé, condamnés à mort sous la Révolution même, pour avoir pris comme fonctionnaires le deuil de Louis XVI et qui tout près de l’échafaud, qu’ils considéraient sans pâlir, avaient été miraculeusement grâciés : ils n’avaient rien voulu de Napoléon. Aux Cent jours ils avaient cependant soutenu sa cause qui pour eux était celle de la patrie… On les dénonce, on les accuse, on les poursuit, on les arrête. On les transporte à Bordeaux le 30 juillet et là, ils demeurent dix-huit jours dans un cachot ignominieux, dévorés par la vermine, ne pouvant s’asseoir. Le gouverneur, M. de Vioménil les traduit devant un conseil de guerre pour avoir soutenu « l’usurpateur Buonaparte » comme disaient alors ceux qui avaient rampé pendant vingt ans à ses genoux. Un avocat, un ami, va les défendre, c’est M. Ravel. Le gouverneur le lui interdit et cet avocat se retire, et aucun ne le remplace ! Cette désertion du devoir et du malheur fut la honte de M. Ravel, qui d’ailleurs fut récompensé plus tard par le choix de l’assemblée et du roi comme président de la Chambre. Les frères Foucher se défendirent seuls : aussi bien toute parole était inutile. La sentence était prête, on l’exécuta le jour même, 27 août, et les fières et nobles