Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/346

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disparut. Désormais, « la salle est bondée de travailleurs, hommes et femmes à la mine ouverte, se communiquant librement leurs impressions… » (Lefrançais, p. 302). Catholiques et socialistes sont aux prises sur la question du mariage, du divorce, et de la condition de la femme.

Les économistes, les républicains modérés, sentent qu’ils vont être débordés. Courageusement, quelques-uns entreprennent de lutter. Une grande discussion s’engage sur le capital et le travail : Horn, Clamageran, Molinari, Frédéric Passy, Courcelle-Seneuil descendent dans l’arène. Les socialistes craignent bien un peu de n’être point à la hauteur ; mais ils ont tenu à honneur de répondre au défi. Et un peu partout, dans toutes les réunions, c’est à la question sociale que les débats se trouvent ramenés.

C’est alors que l’on voit surgir des rangs du peuple, des orateurs, parfois inconnus la veille, qui viennent soutenir telle ou telle thèse des vieilles écoles, qui se proclament proudhoniens, fouriéristes, babouvistes même, attestant que des années d’oppression n’ont pu éteindre les souvenirs, et que dans la masse bâillonnée, timide, incertaine, et qui hésitait même à suivre les modérés de l’Internationale, l’espérance socialiste n’a jamais été éteinte.

Militants connus ou nouveaux, ils sont tous là, Langlois, le proudhonien, qui amuse par ses gestes bizarres et abondants ; Tolain, calme, froid, capable d’exposer habilement la doctrine mutualiste ; Murat, le mécanicien, sanguin et emporté ; Camélinat, mutualiste aussi, mais déjà « moins doctrinaire que ses amis », Chemalé, petit, sec, nerveux, précis et subtil comme un juriste, narquois et brutal ; parmi les communistes, le grand Ranvier, à la parole chaude et convaincue, Millière, aux allures d’apôtre, humanitaire et religiosâtre à la Pierre Leroux, Gaillard père, communiste autoritaire, la tête de Turc des journaux bourgeois, Lefrançais, grand partisan de l’union libre et de la suppression de l’héritage, Varlin enfin, qui tend de plus en plus au communisme. Puis ce sont les blanquistes, Jaclard, l’étudiant en médecine, exclu de l’Université après le Congrès de Liège, Germain Casse, Raoul Rigault ; Moreau, Chauvière. Puis viennent les indépendants : Longuet, qui tente en savant la conciliation du blanquisme et du proudhonisme, ou le vieux père Beslay, qui la veut de tout son cœur, mais avec eux, tous les ouvriers indépendants, « véritables tirailleurs de la révolution, n’ayant en vue aucune solution particulière, désirant seulement avec ardeur, eux aussi, l’avènement d’une société plus équitable envers les travailleurs, les déshérités du monde actuel, Amouroux le chapelier, Demay le modeleur, Cauzard le comptable, enfin et surtout le héros des réunions, inconnu a veille, adoré maintenant de tous ses auditeurs, le citoyen Briosne, l’homme au corps grêle, usé par la maladie, au front coupé par d’épais sourcils, aux yeux brillants de fièvre dans la figure tourmentée, encadrée de barbe et de cheveux noirs, et qui tour à tour fin, caustique, sentimental, amer et terrible, sait faire accepter à l’auditoire son socialisme éclectique, qui ne se rattache à aucune école mais qui exprime si bien les aspirations de la masse.