Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/213

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Mais tout d’abord une question se pose : Comment se fait-il que M. de Gramont n’ait connu qu’à ce moment-là, et par l’ambassadeur d’Espagne, cette dépêche ? Il semble bien que M. Émile Ollivier la connaissait et l’avait en main depuis environ midi, c’est-à-dire depuis plusieurs heures, soit qu’elle lui eût été immédiatement communiquée de l’ambassade d’Espagne, soit qu’elle fût en double et qu’elle fût passée sous les yeux du ministre de l’Intérieur, soit qu’ayant été remise aux agences en même temps qu’elle était expédiée à l’ambassadeur espagnol, elle fût parvenue par cette voie à M. Émile Ollivier. Il lui parut qu’après toutes les imprudences commises c’était le salut, et ne se tenant pas de joie, il alla tout d’abord, où ? Trouver M. de Gramont, qui avait la charge officielle de la négociation ? et s’entendre avec lui sur les conséquences de cette dépêche, sur les décisions à prendre, sur les communications à faire au Corps législatif ? Pas le moins du monde. Il néglige M. de Gramont. Il ne le fait même pas avertir, et il va au Palais-Bourbon. Il n’attend même pas d’y être arrivé pour laisser échapper la grande nouvelle. En chemin, ayant rencontre le directeur de la Liberté, il la lui confie, et bientôt, de groupe en groupe à toute la Chambre. C’est, je crois, le plus prodigieux exemple d’anarchie donné par un régime. C’est si stupéfiant qu’on est tenté de penser que M. de Gramont, diplomate correct et gourmé, n’avoue dans son livre avoir connu la dépêche de Sigmaringen que par la communication officielle de l’ambassadeur, mais qu’il en avait d’abord connaissance officieuse par son collègue, et dans le récit que fait de ces journées M. de la Gorce, historien d’ailleurs très sagace et très net, il semble qu’il y ait une confusion à cet égard. Mais le doute n’est pas possible. Le texte même de la dépêche très confidentielle adressée par M. de Gramont à Benedetti, montre bien que lorsqu’il l’a lancée, c’est-à-dire à 2 h. 15 selon la notation de Benedetti, à 1 h. 40 selon la notation de M. de Gramont, il ne savait rien de la dépêche à M. Olozaga, car pour le presser de commettre le roi de Prusse dans la décision du prince Léopold, il n’aurait pas manqué de lui signaler que déjà, par le circuit de l’Espagne, le roi de Prusse cherchait à éluder toute apparence d’intervention directe.

Au demeurant, M. le duc de Gramont le déclare formellement : « Le gouvernement se trouvait en présence d’une situation nouvelle : les deux dépêches, expédiées une heure auparavant au comte Benedetti, devenaient inutiles. »

Ainsi, pendant deux ou trois heures, M. Émile Ollivier eut la dépêche sans que M. de Gramont en fût informé. Le Palais-Bourbon et le quai d’Orsay sont contigus ; cependant les deux hommes agirent, l’un au Palais-Bourbon, l’autre au quai d’Orsay, sans s’être concertés, sans avoir tout d’abord délibéré un instant. M. de Gramont fit très méchant accueil à la communication espagnole. C’était une victoire pour la paix ; ce n’était pas une victoire pour l’orgueil du ministre français. « M. Olozaga se félicitait de cette solution, car, au point de vue du cabinet de Madrid, elle était d’autant plus complète qu’en vérité elle