Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/479

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


LA TERREUR TRICOLORE


Aux temps anciens, quand le conquérant barbare pénétrait par la brèche dans la ville assiégée, il passait au fil de l’épée, sans acception d’âge ni de sexe, tous les habitants qui s’offraient à ses coups dans les premiers moments. Les survivants, en longues files, enchaînés, étaient, sous les outrages et les coups, amenés en esclavage vers des terres lointaines. Amère dérision ! La capitale de la France, forcée par des Français, va « au nom des lois, par les lois », subir le même sort.

Nous ne dirons pas que, la Révolution morte, la répression commence, puisqu’il y avait une semaine déjà que les chassepots fonctionnaient aux mains des soldats assassins ; mais maintenant que plus rien ne la contrarie ni ne l’entrave, elle s’étend encore, s’amplifie, en se systématisant, pour tout broyer sous sa lourde meule. Paris est dépecé en quatre gouvernements dévolus à Vinoy, Douay, Cissey et Ladmirault. L’état de siège est proclamé. L’armée campée en pleine rue, derrière ses faisceaux, règne souverainement. Gendarme, juge et bourreau à la fois, elle arrête, instruit, prononce et exécute. Nul recours contre ses sentences et nulle remise. La charge en quatre temps constitue toute la procédure. La soldatesque est devenue, entre les remparts, tout le gouvernement et il n’en est point d’autre. Le pouvoir civil abdique, s’efface, s’évanouit. C’est qu’aussi bien il a pour cela ses raisons.

Raisons infâmes ! Thiers rend la bride aux chefs militaires, leur livre Paris à discrétion, parce qu’il est certain que leur haine aveugle et bestiale besognera plus à l’aise que ne le pourrait faire sa haine intelligente et raisonnée et accomplira à coup sûr l’opération de chirurgie politique indispensable à son sens pour l’assainissement du corps social. Il était trop vieux routier pour ne pas savoir qu’une large saignée n’était possible que dans la confusion et l’emportement de la surprise, que sinon, bientôt, les passions s’assoupissant par degrés, il devrait prêter l’oreille, quoiqu’il en eût, aux voix de la pitié et de l’apaisement. Or, cette saignée, il la voulait de tout son désir, comme il y avait tendu de toutes ses facultés. Il la voulait parce qu’il ne s’agissait pas pour lui de dominer et de réduire la classe ouvrière, mais de la décimer, d’anéantir en elle tout ce qui était susceptible de pensée et d’action, afin de rendre incontestable et incontesté le régime de domination bourgeoise. L’occasion était propice et il se fût tenu pour dément de laisser échapper le résultat pratique, le bénéfice de sa longue, patiente et savante stratégie de quatre mois.

Certes l’occasion était propice ; elle était unique. On ne vit, en effet, peut-être jamais pareil débordement de rage et de frénésie, une telle soif de meurtre chez les vainqueurs, un tel appétit de représailles. Les sentiments de commisération et d’élémentaire humanité subissent une éclipse totale. Les pires instincts se font jour, prédominent, s’étalent au grand soleil. La société paraît