Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/15

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Mais ce mouvement social, il n'en saisit pas le sens et la noblesse. Il l'observe avec méfiance, surtout pour le surveiller et le contenir.

Il y voit pour l'armée non un principe de renouvellement, niais un péril.

Elle a, dit-il, tout intérêt à s'y intéresser, car il ne faut pas se le dissimuler, c'est seulement en se mêlant à ce mouvement social, surtout en y participant, qu'elle arrivera à endiguer le torrent qui, laissé à lui-même, pourrait fort bien compromettre l'existence de l'armée.

Et le suprême recours, ce sera, au jour de la déclaration de guerre, de supprimer par la force les mauvais éléments, les quelques réservistes infectés d'indiscipline et d'antimilitarisme. Mais ce mouvement social que M. le capitaine Jibé ne veut pas ignorer et dont il s'épouvante pour l'armée, qu'est-ce donc ? C'est l'effort des prolétaires pour conquérir non-seulement plus de bien-être, mais plus d'autonomie. Ils veulent cesser d'être des prolétaires, des salariés, c'est-à-dire des hommes à la fois exploités et asservis. N'ayant pas la propriété de l'entreprise, ils n'y sont que des rouages. Ils n'ont ni volonté directrice, ni responsabilité, ni initiative. Ils veulent donc, en s'élevant à la coopération sociale, cesser d'être un mécanisme pour devenir une liberté. Mais cet esprit nouveau d'autonomie qui pénètre peu à peu le système économique transformera de proche en proche tous les rapports sociaux et toutes les institutions, l'armée et la patrie elle-même, comme la propriété. À des hommes qui revendiquent la pleine liberté politique et sociale, il n'est pas possible d'imposer les vieilles formes d'obéissance, de discipline, de patriotisme même. Sous cette loi d'évolution dont parle volontiers M. le capitaine Jibé et qui n'est pas seulement éternelle, mais universelle, la patrie se transforme comme le reste.

À mesure que les citoyens deviennent plus complètement des personnes, ils ont de plus grands devoirs envers elle, elle a aussi de plus grands devoirs envers eux. Elle leur doit d'abord de ne pas les jeter sans une raison vitale