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comme personnes naturelles, le tout avec une étrangeté telle qu’on se demande parfois si ce sont créations vivantes ou automates sortis du cerveau de quelque Vaucanson, machines se montant ou se démontant à volonté pour l’usage des grandes feuilles périodiques… dire que cela pond, que cela couve, que cela fait éclore des admirateurs et des imitateurs, lesquels, fécondés par le soleil de la publicité, sortent nuitamment par milliers du bois de lit du cette pauvre littérature, qui n’en peut mais…

Gazetiers effrontés de l’espèce qui pue,
Et soulève le cœur quand sous l’ongle on la tue.

Emmancher quelques vers au bout d’un bâton, les prendre par le nœud de la cravate, et les fouetter, ces misérables, cela n’est pas bien difficile. Mais il faut que ce monde vive… demain ils reviendront à la charge. Décidément, mon cher ami, laissons-les, et surtout ne nous parle pas de ces gens-là. Si tu n’as pas de nouvelles à nous donner, tais-toi. Tu ferais bien mieux de nous envoyer ta nouvelle édition de Dante : tu nous l’as promise et nous l’attendons encore.

À propos de Dante, je te dirai que ton Rabelais illustré par Gustave Doré a été accueilli ici avec enthousiasme. On a bu à la verve de Doré ; tout le monde a voulu lui presser les mains. Décidément, nous sommes heureux d’avoir embarqué ce jeune gars à notre bord. Je te fais passer, pour tes numéros du 15 et du 30 novembre, deux dessins de lui. Tu en seras content.

Maintenant, causons un peu de la petite nauf.

gustave mathieu,

(Au prochain numéro la suite de cette lettre, qui sera le commencement du Journal de la petite Nauf le Jean Raisin).


LE VIN DES CHIFFONNIERS

 
Souvent à la clarté sombre des réverbères,
Que le vent de la nuit tourmente dans leurs verres,
Au fond de ces quartiers mornes et tortueux
Où grouillent par milliers les ménages frileux,

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
Buttant [sic] et se cognant aux murs comme un poète,
Et, sans prendre souci des mouchards ténébreux,
Épanchant tout son cœur dans l’air silencieux.

Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
Moulus par le travail et tourmentés par l’âge,
Le dos bas et meurtri sous le poids des débris
Et des fumiers infects que rejette Paris,

Reviennent parfumés d’une odeur de futailles,
Commandant une armée et gagnant des batailles.
Ils jurent qu’ils rendront toujours leur peuple heureux,
Et suivent à cheval leur [sic] destins glorieux.

C’est ainsi qu’à travers l’humanité frivole,
Le vin roule de l’or comme un nouveau Pactole.
Par le gosier de l’homme il chante ses exploits,
Et par ses bienfaits règne ainsi que les vrais rois.

Pour apaiser le cœur et calmer la souffrance
De tous les innocents qui meurent en silence,
Dieu leur avait déjà donné le doux sommeil :
Il ajouta le vin, fils sacré du soleil.


PÉRÉGRINATION DE VINCENT VINCENT

à travers le vignoble
(Suite.)

Il n’est pas facile de constater jusqu’à quel âge se conserve le vin de la vigne, et le vin de science ou de tradition a sur le premier l’avantage de se perpétuer de siècle en siècle, et de se distribuer à tous, sans jamais se diminuer, s’altérant toutefois quand il tombe aux mains d’un méchant interprète, qui est à la saine doctrine ce que le falsificateur est au véritable jus de la treille. Avant de nous occuper plus spécialement de Vincent Vincent, de sa famille récente et de ses aventures qui, ne seront pas sans intérêt pour notre époque, je vais descendre encore dans le caveau de l’antiquité, et en rapporter une de ces bouteilles poudreuses et scellées du cachet mythologique pour ne pas laisser de lacune dans l’esprit de nos chers buveurs. À mesure que nous avancerons vers le présent, les faits s’éclairciront, et il résultera de ce déduit poursuivi à travers les siècles un petit cours philosophique à l’usage de tous, qui, je l’espère, ne sera pas sans utilité.