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L’ILE DU DIABLE

Le gardien-chef, Lebars, grossier et brutal, venait de Paris. Avant son départ, le ministre des Colonies l’avait envoyé chez Bertillon, qui lui affirma la culpabilité certaine du nouveau « Masque de fer ». Chautemps, ensuite, le chapitra lui-même : « S’il cherche à fuir, brûlez-lui la cervelle. » Au ton du ministre, le geôlier comprit que l’accident, s’il se produisait, ne serait pas considéré comme un malheur. Chautemps savait que la famille de Dreyfus lui restait fidèle, poursuivrait la revision de son procès[1] ; de là, l’obligation de cuirasser les geôliers contre le doute et la pitié[2].

Défense leur fut faite d’adresser la parole au condamné, de lui répondre s’il leur parle[3]. Il eût pu les attendrir ou les corrompre. Tant que cet homme vivra, ce sera dans le silence absolu.

Le jour de la dégradation, Dreyfus avait fait preuve d’une fermeté stoïque. Sa conscience le soutenait et aussi ce sentiment, excitateur de l’énergie, qui fait monter aux échafauds, d’un pas assuré, les victimes

  1. Il le sut d’un parent (par alliance) de Mathieu Dreyfus, Émile Weyl, ancien officier de marine, rédacteur au Yacht, au Journal des Débats et au Temps. — Mme Dreyfus avait prié Weyl de demander au ministère des Colonies à quelle date son mari serait embarqué ; Mme Adam (Juliette Lamber), ayant connu cette simple démarche, la dénonça comme « singulière » dans la Nouvelle Revue ; la Libre Parole ajouta quelques injures à la dénonciation. Weyl intenta un procès à la Nouvelle Revue, qui fut acquittée, et à la Libre Parole, qui fut condamnée à une amende dérisoire de 100 francs (4 août 1895).
  2. Chautemps, dont je tiens ces détails, resta convaincu de la culpabilité de Dreyfus jusqu’en 1896. À cette époque, Ribot lui dit les doutes qui hantaient de hautes personnalités et dont il était lui-même troublé. — Lebars, à la suite de cette audience, se crut un personnage ; à l’île du Diable, il répondait aux observations du commandant en le menaçant du ministre : « Il m’a envoyé ici avec des instructions spéciales : je vais lui écrire… » etc. Il fallut le congédier (1896).
  3. Article 11 de la consigne générale.


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