Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1903, Tome 2.djvu/142

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
132
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Ces nourritures répugnantes, ce climat débilitant, — une atmosphère d’orage, des pluies continuelles pendant près de cinq mois, — l’implacable silence auquel il n’est pas encore accoutumé, pas une voix humaine, rien que le bruit des flots massifs de l’Océan contre les roches de basalte, pas un livre, pas encore une seule lettre des siens, tant de souffrances et de vilenies l’épuisaient. Il avait cru « qu’une fois en exil, il y trouverait, sinon le repos, du moins une certaine tranquillité d’esprit et de vie[1] » qui lui eût permis d’attendre le jour de la justice. Il y a trouvé, au contraire, un surcroît de maux, et, au lieu de la peine, déjà si dure, qui est édictée par la loi, un supplice savant, illégal, puisqu’il aggrave le châtiment, et qui semble combiné par quelque revenant de l’Inquisition pour le jeter dans le suicide ou la folie.

Son devoir : Vivre, lui apparut d’autant plus clair, et, reculant les bornes de l’énergie[2], il se cramponna à cette vie atroce, défendit à la bête de céder, de s’effondrer avant que la souillure ne fût lavée sur le nom.

Il n’y a pas de plus extraordinaire combat de la volonté contre la matière.

IV

Deux espèces d’hommes ont presque toujours un cœur humain : les médecins[3] et les geôliers. Les gar-

  1. Cinq années, 99.
  2. Ibid., 130 : « Jamais je n’aurais cru que le corps humain eût une pareille force de résistance. »
  3. « En Russie, les gens qui montrent le plus de compassion pour les forçats sont bien certainement les médecins… Quant au peuple, il appelle le crime un malheur et le criminel un malheureux. » (Dostoïevsky, Souvenirs de la maison des morts, 66.)