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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


consolateur et l’amuseur des heures sombres. « Je n’ai plus rien (de neuf à lire) ; je reprends mon vieux Montaigne. » Il lit et relit les Essais, comme ils ont été écrits, « à pièces décousues » ; il en copie avec délices de longs fragments. Emerson a fait de Montaigne l’un des six « types représentatifs » de l’humanité ; Dreyfus appartient au même genre zoologique : l’honnête homme, très droit, sensible, ayant le goût du bien, mais sans haine violente du mal, doucement résigné au pire, parce que la vie lui a appris l’indulgence et que l’éternité des mauvais instincts lui est démontrée par la physiologie, curieux de tout et sceptique sans douleur, sans lutte contre lui-même ; ses croyances, sans racines profondes, sont tombées comme des dents de lait ; il ne s’écorchera pas à gravir les cimes, les vérités inaccessibles, et reste sur les coteaux modérés.

Il salue pourtant ces alpinistes de la pensée, ceux qu’il appelle « les écrivains du Nord », Tolstoï, Dostoïevsky, Ibsen :

Ils nous ont montré des âmes, souvent impures, souvent mesquines, mais qui s’efforcent à se dégager de l’oppression extérieure que fait peser sur elles la Société. Le plus grand de tous, le dernier venu, Nietzsche, a poussé à l’extrême cette théorie, en créant le super-homme. Le rêve était si grand que Nietzsche a été brisé lui-même.

Il n’est pas altéré d’héroïsme, et la grande pitié de l’humanité ne l’a pas davantage torturé. Non pas qu’il soit dur aux autres, étant dur pour lui-même. Il proteste contre le dédain de La Rochefoucauld pour la pitié, « retour attendri sur nous-même », et en appelle contre l’ironique misanthrope à « l’égoïste Montaigne, qui a une