Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1903, Tome 2.djvu/287

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
277
LE PETIT BLEU


qu’ils avaient été chargés de lui proposer : Cuers n’avait voulu consentir à rien. (À quoi ? À se rétracter ?)[1] Il n’avait accepté « que le prix de son voyage, pas un centime en sus[2] » ; c’était un provocateur[3].

Henry corrobora, avec beaucoup de force, cette version de Lauth ; il « montra une grande répugnance à accepter comme exactes les révélations de Cuers qui pouvaient s’appliquer à son ancien camarade[4] »

Picquart écouta, non sans déception ni surprise[5], cet étrange récit. Que l’homme soit ou non un provocateur, il n’est pas explicable qu’il ait sollicité l’entrevue de Baie pour y redire seulement ce qu’il avait dit à Berlin. S’il est sincère, pourquoi avoir risqué ce périlleux voyage sans nul profit ni pour lui ni pour ceux qu’il était si désireux de désarmer par ses délations ? Et, s’il agit par ordre, quel pitoyable acteur ! Un contre-espion qui ne demande pas beaucoup d’argent, qui en refuse, ignore le premier mot de son métier. Et c’est le plus fin limier d’outre-Rhin, celui qui s’intitulait le « Napoléon des espions » ! Puis, quel serait le but du grand État-Major ? Se venger d’Esterhazy, le traître malhabile et suspect ? Mais Cuers ne le nomme pas ; le signalement sommaire qu’il donne (un chef de bataillon quadragénaire et décoré) s’applique à des centaines d’officiers ; il serait inutile et dérisoire si, pour d’autres causes, Esterhazy n’avait appelé sur lui l’attention de Picquart, — Ou sauver Dreyfus, innocent ou

  1. Rennes, I, 427, Picquart : « Ne lui a-t-on pas dit : « Ce que vous nous apportez est faux : si vous apportiez autre chose, cela vous serait payé ? » Je n’en sais rien, mais c’est possible. »
  2. Cass., I, 420 ; Rennes, I, 625, Lauth.
  3. Ibid. : « C’est un provocateur parce qu’il n’a rien accepté. » — De même Henry (Enq. Pellieux, 28 nov. 1897).
  4. Instr. Tavernier, 28 sept. 1898, Picquart.
  5. Rennes, I, 426, Picquart.