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LA DOUBLE BOUCLE


meute, la protestation, documentée, que Dreyfus est innocent. Il sera impossible de l’étouffer sous un dédain concerté ; les âmes généreuses en seront émues ; la vieille France qui réhabilita Calas n’est pas morte.

Il s’aboucha donc avec un journaliste anglais qui, pour une grosse somme et, aussi, parce que les esprits réfléchis et impartiaux chez les autres peuples avaient toujours douté du crime de Dreyfus, consentit à lancer la fausse nouvelle de l’évasion[1].

Les stratagèmes de ce genre réussissent presque toujours aux coquins, jamais aux braves gens. C’est la fatale beauté des justes causes qu’elles ne peuvent triompher que par des moyens dignes d’elles.

Les négociations pour cette opération hasardeuse, les conciliabules de famille où fut discutée la publication du mémoire, des allées et venues insolites furent signalées à Picquart par ses agents. Il sut, par un domestique aux écoutes, que les Dreyfus parlaient entre eux, avec des airs de mystère, d’événements prochains [mot supprimé, cf. discussion] d’où résulterait la revision de l’inique procès. Leur agitation, mal dissimulée, l’espoir qui, malgré eux, éclairait ces tristes visages, tout indiquait une action prochaine[2],

Lucie Dreyfus savait que ses lettres, sous pli ouvert, étaient lues par les fonctionnaires des ministères de la Guerre et des Colonies. Cependant, elle n’eut point le courage de ne pas ranimer par un peu d’espérance les forces expirantes de son mari. Au printemps déjà, quand Mathieu commença à dresser son plan, elle avait écrit au malheureux qu’il touchait au terme de son martyre. « Tu me dis, lui avait-il répondu[3], que tu

  1. Souvenirs de Mathieu Dreyfus.
  2. Instr. Fabre, 99 ; Cass., I, 162, Picquart.
  3. 26 avril 1896.


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