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LA DOUBLE BOUCLE


Pour isoler sa table, Dreyfus avait dû en placer les pieds « dans de vieilles boîtes de conserves remplies de pétrole ». Une odeur infecte alourdissait encore l’opaque chaleur.

Le soir, il fut remis aux fers.

Les deux premiers jours, Dreyfus ne put obtenir aucune explication des gardiens muets. Sauf Lebars, réjoui dans sa férocité naturelle, ils montrèrent, tout en se taisant, mais par l’horreur peinte sur leurs visages, que leurs cœurs n’étaient pas insensibles à la pitié. Ils souffraient, eux aussi, dans leurs corps, étouffaient dans l’air irrespirable.

Dreyfus cherchait en vain la cause de ces nouvelles rigueurs. Dans sa logique, dans son habitude — sa manie — de tout raisonner, de n’admettre comme possible, malgré tant de catastrophes absurdes, que ce qui est raisonnable et sensé, il s’étonnait, autant qu’il souffrait, d’une telle sauvagerie. Mais il évoquait, se répétait la plus haute consigne : vivre. Il écrit, le 8 septembre, sur son journal : « Mon devoir est d’aller jusqu’à la limite de mes forces ; j’irai tout simplement. » Pourtant, quelques heures plus tard, il n’en peut plus, tout défaille en lui : « C’est vraiment trop pour des épaules humaines ! Que ne suis-je dans la tombe… Mon cher petit Pierre, ma chère petite Jeanne, ma chère Lucie, vous tous que j’aime du plus profond de mon cœur, de toute l’ardeur de mon âme, croyez-bien, si ces lignes vous parviennent, que j’aurai fait tout ce qui est humainement possible pour résister. »

Le commandant des Îles[1] vint vers le soir de ce deuxième jour. Il dit à Dreyfus, avec une douleur qu’il ne cherchait pas à cacher, que la mesure prise à son

  1. Bravard. — Dreyfus ignorait son nom. (Cinq Années, 226.)