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HENRY


ont faits. Celui-ci est loyal, intelligent, droit ; mais l’empreinte indélébile de la discipline est sur lui ; et, s’il est convaincu désormais de l’innocence du Juif, c’est comme d’une vérité mathématique. La pensée de l’innocent, aux fers depuis de longues nuits, supplicié et déshonoré, ne l’obsède pas, ou, du moins, il peut vivre avec elle. D’une parole chaude, émue, il eût pu remuer (qui sait ?) Billot ou Boisdeffre, ou leur faire honte, ou les effrayer. Il ne l’essaya pas. Le cri qui lui avait échappé devant Gonse, il le retint devant Boisdeffre, le grand chef.

Par la suite, il racontera dix fois cette histoire tragique, en des centaines de pages, devant toutes les juridictions, militaires et civiles. Aucun récit plus sincère, plus clair, plus limpide. Mais, dans ce flot de logique, nulle goutte du lait de l’humaine tendresse.

C’est parfois une grande faiblesse de n’être pas faible. Picquart et Dreyfus, semblables en cela, ne veulent s’adresser qu’à la raison. En invoquant la pitié, ils croiraient s’humilier, descendre. Les pauvres raisons du cœur, s’ils ne les eussent pas comprimées ou méprisées, les eussent faits plus forts.

Picquart ne fera rien de ce que sa conscience rigide lui interdit. Mais sa conscience lui commande seulement d’être un honnête homme ; elle n’exige pas de lui qu’il soit un héros, c’est-à-dire qu’il sacrifie son intérêt, son devoir même d’officier, à un devoir supérieur.

S’oublier soi-même, c’est l’héroïsme. Le jeune colonel ne s’oublie pas encore. Il y a de l’absurde dans l’héroïsme. Picquart réfléchit toujours.

En dénonçant l’iniquité, en s’offrant pour la réparer, il a libéré son âme. Quand le devoir a parlé, il lui faut obéir — ou se condamner à déchoir, à être coupable envers soi-même. Il n’a pas déchu. Mais au-dessus