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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Ni Grenier ni Jules Roche ne recommandèrent plus Esterhazy.

Vers cette même époque[1], Weil rompit avec lui. Il n’avait pas cherché à percer le mystère de la lettre anonyme où il était associé à Esterhazy comme le complice de Dreyfus ; en effet, il avait peur du bruit. Mais il avait vu récemment une photographie du bordereau et, de son propre aveu, il en avait reconnu l’écriture. Il a été, à son insu, l’ami d’un traître ; il ne veut pas le rester consciemment.

Seulement, il se tut. La loi n’ordonne la dénonciation qu’à ceux qui ont été témoins d’un crime[2]. Il n’a qu’une présomption, mais qui, pour lui, est une preuve. Légalement, il a le droit de se taire. Mais, moralement, quand un innocent est au bagne ?

Un homme dont le passé eût été intact aurait fait venir Esterhazy : « Vous êtes un traître ; en voici la preuve : vous allez, sur l’heure, quitter l’armée, la France ; une fois en sûreté, avouez, ou je vous dénonce. » Weil n’osa pas, redoutant moins la honte de dénoncer un ami que l’éclaboussure dont pourrait l’atteindre le rappel de ses propres défaillances.

Ainsi, les injustes soupçons qui, bientôt, vont coller à sa peau, c’est lui-même qui se les attache, — par peur du soupçon[3].

  1. Février 1897. (Cass., I, 309, Weil.)
  2. Article 30 du Code d’instruction criminelle,
  3. C’est sans doute en raison de sa rupture avec Weil qu’Esterhazy écrit à Roche : « Je vous demande de n’en point parler à Weil. (Il s’agit des accusations portées contre sa vie privée.) C’est un excellent homme, mais il a supporté sans broncher les plus effrayants des soupçons et les plus abominables des outrages, et, comme je n’ai point la même manière de voir, il ne comprendrait rien à ma colère. » Esterhazy craint, visiblement, que Weil ne fasse part à Roche de la découverte qu’il a faite au sujet du bordereau.