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ESTERHAZY


qualités, très particulières, de couleur et de force, ni dans ses défauts. Esterhazy, qui sait très bien l’orthographe et en pratique même, avec beaucoup de soin, les minuties, est rebelle à la grammaire, mais surtout au génie de la langue[1]. L’instinct même lui en manque. Son vocabulaire est fourni, mais le sens précis, exact, des mots lui échappe ; il les emploie, le plus souvent, dans une acception qui, sans laisser d’être savoureuse, n’est pas celle du parler national ; ses tours de phrase ne sont pas seulement irréguliers ou bizarres. Un Français, qui ignore la grammaire ou l’a désapprise, commet des fautes et des solécismes ; ses incorrections même sont françaises. Celles d’Esterhazy

  1. Procès Zola, I, 545, Louis Havet : « Dans le bordereau, il y a des tournures incorrectes et des tournures impropres, qui semblent indiquer quelqu’un qui ne connaîtrait pas bien la langue ou qui penserait en une langue étrangère. Ainsi : Sans nouvelles pour sans avis ; un nombre fixe pour un nombre déterminé… De même, dans l’une des lettres à Mme de Boulancy : la belle armée de France pour la belle armée française ; je ferai toutes tentatives pour aller en Algérie. Ailleurs : telle et telle personne doivent avoir conservé toutes traces de cette affaire. Au contraire, Dreyfus écrit une langue très correcte ; j’ai cherché en vain dans toutes ses lettres une incorrection. L’un et l’autre mettent très bien l’orthographe ; seulement Dreyfus n’est pas très grammairien, tandis qu’Esterhazy met crapuleusement les accents, les traits d’union, tous les petits accessoires de l’orthographe. » — Même déposition à Rennes (III, 246 à 261), avec de nouveaux exemples. Dans le bordereau : Chaque officier détenteur pour tout officier détenteur. Dans une lettre à Jules Roche : Atroce à tous points de vue pour à tous les points de vue. Dans la lettre du Hulan : Il n’y a pour moi qu’une qualité humaine. Dans une autre lettre à Mme de Boulancy : Les Allemands mettront tous ces gens-là à leur vraie place pour remettront à leur place. On dit en allemand : in den richtigen Platz setzen. Il emploie le mot comme dans le sens de l’allemand als : Je serai tué comme capitaine de uhlans. Dans une lettre à Jules Roche : Tous les pauvres miens ; c’est l’allemand : die armen Meningen. Dans la même lettre : Si vous le jugez bien pour si vous le jugez bon. — On pourrait multiplier ces exemples.