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LA COLLUSION


il s’obstinait dans l’idée que Méline n’était pas irréductible, il avait supplié encore Leblois de lui donner carte blanche, de l’autoriser à montrer à Billot les lettres de Gonse, puisque c’était le seul moyen d’obtenir ensuite du premier ministre que lui-même les lût. Après deux jours de lutte acharnée, il finit par arracher la permission de nommer Picquart, mais sans montrer les lettres. Méline lui dit alors qu’il était trop tard : « Il ne vous reste qu’à saisir le garde des Sceaux d’une requête[1]. »

En quelques jours, Scheurer avait perdu plus d’illusions qu’en trente années de vie politique. Il en était très endolori. Pour avoir pris en mains la cause d’un innocent, il était vilipendé, sali ; son passé, tant de services rendus, ne comptaient plus ; les ministres le traitaient en ennemi.

Pourtant, il lui était venu des encouragements qui l’avaient ému, d’utiles concours. Des savants, des hommes de lettres[2], quelques magistrats, beaucoup d’inconnus, le félicitèrent de son courage. Au dehors, surtout en Angleterre, en Hollande, dans les pays Scandinaves et en Allemagne, la presse célébrait sa belle initiative. Un Français seul, disait-on, est capable de donner un si noble exemple. Toutefois, il s’inquiétait de ce concert d’éloges, sachant combien, à certaines heures, le sentiment national devient susceptible et jaloux.

Un ancien officier, le capitaine Laget, lui confia que le général Jung l’avait assuré de l’innocence de Dreyfus ; le vieux soldat alsacien réunissait un dossier quand la mort le surprit ; sur son lit de mort, il répétait : « Laget ne va-t-il pas venir ? » Il emporta son secret dans la tombe.

  1. Mémoires de Scheurer ; Procès Zola, 154.
  2. Duclaux, Boutmy, Ary Renan, Raoul Allier, l’ex-père Hyacinthe, etc.


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