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ESTERHAZY


précisément à cause de son obscurité ; qui peut vérifier, et comment ?

Il est exact que, d’un traître, une trahison de plus ou de moins n’est pas pour surprendre. Cependant, par quel raffinement d’infamie choisit-il cet ami de quinze ans, d’une fidélité inlassable, qui va, rien que pour le sauver, — s’il n’est pas son complice, — commettre tant de crimes, perdre tout, la vie, l’honneur ?

Ce sont ces crimes qui se lèvent, témoignent contre Henry, ceux que j’ai racontés déjà, ceux qu’il me reste à dire, et tous ces crimes sont avérés, avoués. Et comment les expliquer, car il faut un mobile à tout acte, si ce n’est par l’intérêt personnel ? Henry, s’il n’est pas le complice d’Esterhazy, est inexplicable.

Esterhazy n’aurait donc pas menti à Schwarzkoppen.

Qu’un lien terrible unisse Esterhazy et Henry, tout le prouve, chez l’un et chez l’autre. Chez Henry, sa feinte continuelle de ne pas connaître Esterhazy, ses crimes, sa mort. Chez Esterhazy, le langage qu’il tient au sujet d’Henry. On va voir Esterhazy s’irriter parfois contre son ami, le menacer, parler de lui, et très haut, pour que les propos lui soient rapportés, comme d’un homme qui est son prisonnier, et pas seulement pour quelques menues dettes impayées[1]. Ailleurs, Esterhazy ne parle d’Henry qu’avec éloge, attendrissement[2]. De ses anciens compagnons d’armes, c’est le seul qu’il ne cherche pas à salir, qu’il vante comme un type d’honneur et de loyauté.

Autre chose encore. Tant qu’Henry est vivant, Esterhazy nie être l’auteur du bordereau. Dès qu’Henry est

  1. Cass., I, 709, lettre d’Esterhazy à Jules Roche ; 714, Grenier. (Voir p. 482.)
  2. Dép. à Londres, 1er mars 1900 ; Dessous de l’Affaire Dreyfus, 29, etc.