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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Il donna alors lecture des notes d’Esterhazy : « Excellent officier, outillé pour parvenir aux plus hautes situations dans l’armée ; moralité très bonne… » Il avait intercalé ces notes juste au bon endroit, les encadrant des lettres d’Esterhazy à Mme de Boulancy et de ses histoires de vulgaire escroquerie : « M. le commandant Esterhazy na-t-il pas été surpris lorsque, devant le conseil de guerre, on lui a donné lecture de ces excellentes notes ? »

Puis, ce furent les filouteries d’Esterhazy, sa longue trahison et ses faux. « Je passe à un autre ordre de faits. » Et « le supplice du questionnaire, pire que celui de la question[1] », reprenait, plus serré, plus aigu. Esterhazy, blême, n’en pouvait plus. Et les spectateurs, eux aussi, n’en pouvaient plus, haletaient. Des clameurs suppliantes : « Assez ! Assez ! » se faisaient entendre, comme autour d’une bête qui souffre trop. Ce silence de marbre, sous ces terribles accusations, c’était l’aveu criant du crime. Quel innocent se fût tû, ainsi souffleté ? Point de pitié pour un pareil scélérat, quand l’autre, l’innocent, agonise là-bas, depuis quatre mortelles années. Mais le supplice était si affreux, si savant, qu’on en oubliait l’autre, et le crime lui-même. Une pitié physique ébranlait les nerfs. Et les questions reprenaient, avec de longs intervalles, écrasantes. « Les minutes s’écoulent, lentes, lentes[2] ». Une exaspération montait ; des poings se tendaient vers Clemenceau ; on l’insultait. « Continuez ! Continuez ! » gémissait Delegorgue. Esterhazy se roidissait, mordant ses lèvres, tremblant sur ses jambes

  1. Libre Parole du 19 février 1898. — « J’ai vu la torture ressuscitée par des gens qui se disent humanitaires. » (Lettre du prince Henri d’Orléans.)
  2. Écho de Paris.