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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


le droit pour le juge de poursuivre l’aveu de l’accusé par des interrogatoires prolongés et par ce dernier vestige de l’ancienne question, la mise au secret[1].

La législation des peuples libres, de l’Angleterre notamment et des États-Unis, a fait du silence le premier des droits de l’accusé devant la justice. La culpabilité n’y peut être établie que par des indices et des témoignages, sinon toujours d’une certitude absolue, mais suffisants pour rassurer la conscience. Si l’accusé parle, la loi exige que le juge l’avertisse du péril qu’il veut gratuitement courir. Ce juge ne s’en rapporte qu’au témoignage des hommes, à celui plus concluant encore des choses. Il n’a que faire, pour accabler l’infortuné, de sa propre parole. Un aveu arraché par la lassitude ou par la peur lui ferait horreur.

Au contraire, dans notre France de l’Encyclopédie et de la Révolution, le besoin d’obtenir l’aveu domine toute la procédure. C’est d’abord l’interrogatoire de l’inculpé contre lui-même. En attendant le juge, déjà le gendarme et le geôlier, dont la visite anime seule sa prison, le pressent de questions. « Où était-il tel jour, à telle heure ? Qu’a-t-il dit ? Ne se contredit-il pas sur ce point ? N’a-t-il point menti sur cet autre ? Pourquoi ne pas s’avouer coupable ?[2] » Puis pour hâter l’aveu, le secret. Il a fallu sacrifier à la philosophie les chevalets, la corne d’eau, les baguettes, la suspension au plafond suivie d’une chute soudaine et violente. La torture morale tiendra lieu de la torture physique. Ce n’est plus le corps, c’est le cerveau qu’on disloque par l’estrapade ; c’est le cœur qu’on déchire ; ce n’est plus le ventre qu’on remplit d’eau, c’est l’âme qu’on inonde de terreur et d’an-

  1. Bérenger, la Justice criminelle en France ; Prévost-Paradol, Politique et littérature, III, l’Affaire Doize, etc.
  2. Prévost-Paradol, III, 159.