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LE PROCÈS


Comment n’a-t-il pas vu la route ? Elle était devant lui. Mais il marchait dans les ténèbres, il a pris un roc pour un buisson, la route pour un ruisseau.

De même Demange et Mathieu. Le crime qui va écraser Dreyfus, ils n’y voient encore qu’une erreur d’expertise ; ils prennent ce bloc pour un nuage, que dissiperont quelques paroles de bon sens. Le rôle de l’antisémitisme ne leur échappe pas : « Si Dreyfus n’était pas juif, a dit l’avocat, il ne serait pas au Cherche-Midi. » Mais est-il possible que des soldats condamnent un frère d’armes sur de telles charges ? Fatale et sainte confiance ! À l’approche du malheur, à qui n’est venu l’espoir qu’un miracle subit l’écartera ?

S’ils avaient vu, dans toute son horreur, le forfait déjà prêt, auraient-ils agi autrement ? Eussent-ils bravé la menace du parquet militaire avertissant Demange que toute indiscrétion le ferait tomber sous le coup de la loi sur l’espionnage ? La grande peur qui tient Mercier, la peur d’un seul rayon de lumière dans l’ombre, éclate dans cette tentative d’intimidation. Mais l’avocat se tient à la règle professionnelle comme à une rampe. La loi interdit la publication anticipée des actes judiciaires. Faible délit que les journaux commettent à chaque instant, pour cinq cents francs d’amende ; petit mal pour un si grand bien. Quoi ! ce scrupule n’est-il pas folie devant un tel déchaînement de fureurs, de mensonges, quand le ministre de la Guerre, chef de la justice militaire, a jeté déjà son épée dans la balance ? Quel combat fut jamais plus inégal ?

Mathieu pourrait agir à l’insu de Demange, puis, le coup fait, feindre d’en ignorer l’auteur — quelque scribe du greffe, sans doute, qui se sera laissé tenter par un journaliste. Si cette pensée lui vint, il la repoussa. Il ne récompensera point par une supercherie, qui le