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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Dreyfus ne fut plus autorisé qu’à écrire deux fois par semaine à sa femme, mais point aux autres membres de sa famille. Sa lettre écrite, plume, papier et encre lui étaient retirés[1]. Il demanda en vain le droit de travailler dans sa cellule. Défense encore de parler à sa femme du traitement qu’il subissait.

Les lettres qu’il lui écrivait n’étaient remises qu’après de longs retards. Elle se désespérait d’être sans nouvelles : « Je souffre horriblement. Il me semble qu’à mesure qu’on te torture, on m’arrache des lambeaux de moi-même… »

Au bout de cinq jours, le 24, elle reçut sa première lettre du 19 : « Que de larmes j’ai versées sur cette pauvre petite lettre, sur cette pauvre partie si petite de toi-même qui m’arriva après tant de jours d’inquiétude ! Faut-il qu’on ait peu de pitié pour maltraiter, pour torturer ainsi deux pauvres êtres qui s’adorent, qui n’ont qu’un but, qu’un rêve : réhabiliter leur nom, celui de leurs enfants, injustement sali ! »

Pendant huit jours, du 26 janvier au 3 février, il fut également privé des lettres de sa femme, isolé dans sa douleur, forgeant mille suppositions lamentables.

Comme il s’obstinait à croire à la pitié humaine, il adressa une suprême requête au ministre de l’Intérieur : « Après ma condamnation, lui dit-il, j’étais résolu à me tuer. Ma famille, mes amis, m’ont fait comprendre que, moi mort, tout était fini, mon nom, le nom de mes enfants déshonoré à jamais : il m’a donc fallu vivre. » Mais, quelle que soit l’horreur de cette existence, il demande seulement justice : « Dans un siècle comme le nôtre, dans un pays comme la France, imbu des plus nobles idées, il est impossible qu’avec les puissants

  1. Lettres d’un innocent, 19 janvier. Toutes les lettres, soit de Dreyfus, soit de sa femme et de son frère, étaient d’abord communiquées au Directeur de l’administration pénitentiaire, qui décidait si elles pouvaient être ou non transmises.