Page:Joubert - Pensées 1850 t1.djvu/84

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Les manuscrits de M. Joubert se divisaient en deux parties distinctes : d’un côté, des feuilles détachées, couvertes d’ébauches et jetées sans ordre dans quelques cartons ; de l’autre, une suite de petits livrets, au nombre de plus de deux cents, où il avait inscrit, jour par jour, ses réflexions, ses maximes, l’analyse de ses lectures et les événements de sa vie. Cette dernière partie, véritable journal que, pendant plus de trente années, madame Joubert avait vu aux mains de son mari, était la seule dont elle eût jugé nécessaire de réunir les éléments. Mais les pensées n’y sont écrites qu’au crayon ; des renvois, des lacunes, des abréviations fréquentes, un inexprimable désordre en rendent l’intelligence, la lecture même extrêmement pénibles. Souvent la phrase n’est qu’indiquée ; la conséquence arrive sans les prémisses ; le trait est lancé vers un but inconnu. Souvent aussi, en relisant d’anciens cahiers, l’auteur complète ou modifie sa pensée sur le livret courant, sans retoucher aux mots passés, sans indiquer la relation des mots présents. Il écrit le jour, il écrit la nuit. Au lit ou debout, dans son cabinet ou pendant ses promenades, à pied ou en voiture, il a toujours avec lui son petit crayon d’or, son petitcahier, et ses impressions y sont consignées avec une constance qui ne se dément jamais, mais sans suite, sans prétention, sans le moindre souci d’un regard étranger. Ainsi s’étaient amassées d’immenses richesses que ne devait pas mettre en œuvre la main qui les avait rassemblées. « Mes idées ! » s’écriait M. Joubert, "« c’est la maison « pour les loger qui me coûte à bâtir ! » Elle lui coûtait tant qu’il ne la bâtit pas. Sa vie s’écoula à songer. Il colora de l’éclat de son imagination ou de sa parole tout