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Et le lugubre roi sourit de voir groupées
Sur quatre cents vaisseaux quatre-vingt mille épées. »

Voilà pour la puissance de l’imagination. Mais cette vue générale ne nous suffit pas. Il faut montrer comment cette imagination extraordinaire procède dans ses créations.

Créer, c’est opposer les images, c’est ensuite les associer. De là deux procédés fondamentaux, l’antithèse et la combinaison des images.

Parlons d’abord de l’antithèse.

V. Hugo voit partout des coups de lumière et des blocs d’obscurité. De là tout d’abord les effets de repoussoir, les cassures énergiques de son style, les saillies, le relief des mots. L’ombre s’oppose à la lumière, la nuit au jour, l’horreur à la splendeur, le crapaud couvert de pustules au ciel semé de soleils, le pourceau misérable à Dieu. L’antithèse n’est pas chez lui un procédé littéraire, c’est la contexture même de sa pensée. La plupart de ses écrits, en prose ou en vers, reposent sur une antithèse fondamentale. Citons, dans la Légende des siècles, Sultan Mourad, l’Aigle du casque, Welf castellan d’Osbor etc., et dans le détail du style, chaque vers, chaque phrase presque est faite d’oppositions et de contrastes. Sa théorie du grotesque dans l’art n’est qu’une généralisation consciente de ce procédé spontané de la pensée. Ses drames ne sont que des antithèses personnifiées, comme il l’explique dans la Préface de Marion Delorme, Prenez une laideur physique et à cette laideur ajoutez une beauté morale, et vous avez Quasimodo, Triboulet. Faites l’inverse, et vous avez Lucrèce Borgia, Marion Delorme etc. Enfin cette disposition naturelle se prolonge jusque dans sa pensée philosophique, et aboutit à une sorte de manichéisme, la Bouche d’ombre et le géant Lumière, le Bien et le Mal, Dieu et Satan.

L’Imagination ne se contente pas de séparer et d’opposer, elle combine et unit. Les divers degrés de cette combinaison sont la Métaphore, le Symbole et le Mythe.