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290 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

et je vois le cerveau dans l’œil, la puissance cérébrale, comme j’y mesure la puissance visuelle, Mais qui donc encore sait voir la vue ? À chaque instant on me demande « voyez-vous cela ? ». Comment peuvent-ils confondre le regard qui voit, et le regard qui ne voit pas ? Je fais des différences entre les myopies de gens que je vois pour la première fois. On détecte si bien le regard qu’on fait semblant de voir !

17 avril.

La chose que je comprends le moins, c’est encore mon âge, Il n’y a pas à dire : je suis jeune. Ce que je me trouve riche de jeunesse, ça n’en finit plus !

Et pourtant, la plus grande inquiétude est là. La tristesse et l’ennui, soit ! mais qu’il faille en vieillir. Voilà donc pourquoi je suis venue ? Enfin qu’est-ce que c’est que le courage ? à quoi sert-il ? qu’est-ce que c’est que cette pose ? Est-ce qu’onn’enest pas moins dupe, dupé, attrapé « volé comme un singe à qui on a donné une noix vide » ? Je veux bien me promener magnif- — quement dans ma banqueroute puisque la seule chose qui me reste, est de le faire bien ou mal. Puisqu’on me donne « un balcon d’où cracher sur ce peuple » je veux bien y aller de mon altitude, mais nier qu’à chaque heure de ma vie j’aurai eu le cœur serré, des sanglots danslestempes et dans la gorge, serait une sottise.

J’attends si peu de joie de mes allées et venues que tous mes mouvements me paraissent bêtes, Dans la rue cela va jusqu’à stopper la locomotion. A la Bibliothèque, au milieu de tous ces hommes, je ne suis pas une femme, j’ai la fatigue et l’indiffé- rence d’une vieille ou d’une laide. Seulement envie de m’accro- cher à la pèlerine d’un vieux prêtre et de sangloter dans son rabat. >

On me dit : « Heureusement que tu as su te faire une viel — Personne à votre place ne s’en serait tiré comme vous. » Ils appellent cela une vie ! Ils appellent cela s’en tirer !

Je ne regrette pas, par leur nom, tel ou tel bonheur et les