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l’abandonné.

ne le trompèrent pas, il crut apercevoir des bandes de singes qui couraient sous les taillis. Quelquefois même, deux ou trois de ces animaux s’arrêtèrent à quelque distance du canot et regardèrent les colons sans manifester aucune terreur, comme si, voyant des hommes pour la première fois, ils n’avaient pas encore appris à les redouter. Il eût été facile d’abattre ces quadrumanes à coups de fusil, mais Cyrus Smith s’opposa à ce massacre inutile qui tentait un peu l’enragé Pencroff. D’ailleurs, c’était prudent, car ces singes, vigoureux, doués d’une extrême agilité, pouvaient être redoutables, et mieux valait ne point les provoquer par une agression parfaitement inopportune.

Il est vrai que le marin considérait le singe au point de vue purement alimentaire, et, en effet, ces animaux, qui sont uniquement herbivores, forment un gibier excellent ; mais, puisque les provisions abondaient, il était inutile de dépenser les munitions en pure perte.

Vers quatre heures, la navigation de la Mercy devint très-difficile, car son cours était obstrué de plantes aquatiques et de roches. Les berges s’élevaient de plus en plus, et déjà le lit de la rivière se creusait entre les premiers contreforts du mont Franklin. Ses sources ne pouvaient donc être éloignées, puisqu’elles s’alimentaient de toutes les eaux des pentes méridionales de la montagne.

« Avant un quart d’heure, dit le marin, nous serons forcés de nous arrêter, monsieur Cyrus.

— Eh bien, nous nous arrêterons, Pencroff, et nous organiserons un campement pour la nuit.

— À quelle distance pouvons-nous être de Granite-house ? demanda Harbert.

— À sept milles à peu près, répondit l’ingénieur, mais en tenant compte, toutefois, des détours de la rivière, qui nous ont portés dans le nord-ouest.

— Continuons-nous à aller en avant ? demanda le reporter.

— Oui, et aussi longtemps que nous pourrons le faire, répondit Cyrus Smith. Demain, au point du jour, nous abandonnerons le canot, nous franchirons en deux heures, j’espère, la distance qui nous sépare de la côte, et nous aurons la journée presque tout entière pour explorer le littoral.

— En avant ! » répondit Pencroff.

Mais bientôt la pirogue racla le fond caillouteux de la rivière, dont la largeur alors ne dépassait pas vingt pieds. Un épais berceau de verdure s’arrondissait au-dessus de son lit et l’enveloppait d’une demi-obscurité. On entendait aussi le bruit assez accentué d’une chute d’eau, qui indiquait, à quelques cents pas en amont, la présence d’un barrage naturel.

Et, en effet, à un dernier détour de la rivière, une cascade apparut à travers