Page:Kipling - Au hasard de la vie, trad. Varlet, 1928.djvu/141

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amis ne se souciaient guère, je crois, de l’aspect social ou politique de l’Orient. Ils prirent part à une guerre assez importante sur la frontière nord, à une autre sur nos limites occidentales, et à une troisième en Haute-Birmanie. Après quoi leur régiment rentra au dépôt pour se reformer, et la monotonie démesurée de la vie de garnison fut leur lot. Matin et soir ils faisaient l’exercice sur le même champ de manœuvres poudreux. Pendant deux longues années ils flânèrent çà et là sur la même étendue de poudreuse route blanche, fréquentèrent la même église et le même estaminet, et dormirent dans la même grande baraque de caserne blanchie à la chaux. Il y avait d’abord Mulvaney, doyen de la bande, un vieux de la vieille, balafré, qui avait servi dans divers régiments depuis les Bermudes jusqu’à Halifax, homme turbulent, plein de ressources, et dans ses heures de vertu, soldat inégalable. C’est à lui que s’adressait pour avoir aide et réconfort un gars du Yorkshire de six pieds et demi, aux mouvements lents, au pas pesant, né dans les bois, nourri dans les vallons, et qui avait reçu sa principale éducation parmi les camions de routiers derrière la gare du chemin de fer d’York. Il se nommait Learoyd, et sa qualité majeure était une patience à toute épreuve, qui lui servait à gagner les combats. Comment Ortheris, une espèce de fox-terrier de cockney, en vint jamais à faire partie du trio, c’est là un mystère, que même aujourd’hui je ne saurais expliquer. « Nous avons toujours été trois, me répétait Mulvaney. Et, par la grâce de Dieu, tant