Page:Kipling - Capitaines courageux.djvu/50

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
46
CAPITAINES COURAGEUX

son ravisseur ; et c’était amusant de voir les hommes tourner brusquement la tête pour esquiver le jet. Ils étaient noirs comme ramoneurs lorsque tout cet émoi prit fin ; mais une pile d’encornets frais gisait sur le pont, et la grosse morue s’arrange fort bien d’un clair petit morceau de tentacule d’encornet à l’extrémité d’un hameçon boëtté de clovisse. Le jour suivant, ils prirent beaucoup de poisson, et rencontrèrent le Carrie Pitman, à qui ils crièrent leur veine. Sur quoi il exprima le désir de faire l’échange — sept morues pour un seul encornet de belle taille ; mais Disko n’accepta pas le prix, et le Carrie s’éloigna maussadement sous le vent pour aller mouiller à un demi mille de là, dans l’espoir d’en attraper pour son propre compte.

Disko ne dit rien jusqu’après souper, moment où il envoya Dan et Manuel flotter le câble du Sommes Ici, et annonça son intention d’aller se coucher avec la hache. Dan, naturellement, répéta tout cela à un doris du Carrie, lequel voulait savoir pourquoi ils flottaient leur câble, puisqu’ils n’étaient pas sur un fond de roche.

« Papa dit qu’il ne risquerait pas un bac dans un rayon de cinq milles autour de vous ! » hurla Dan gaiement.

« Pourquoi ne s’en va-t-il pas, alors ? Qu’est-ce qui l’en empêche ? » dit l’autre.

« Parce que c’est comme si vous aviez pris l’avantage du vent sur lui, et il n’accepte ça d’aucun bateau, sans parler d’une fascière comme vous qui ne fait que dériver.

— Il n’a pas dérivé un brin cette campagne-ci », repartit l’homme avec colère.

Car le Carrie Pitman avait la réputation déplaisante de briser l’équipement de son ancre.

« Alors, comment se fait-il que vous mouilliez ? dit Dan. C’est son meilleur endroit pour se promener. Et s’il a fini de dériver, que diable faites-vous d’un nouveau bout dehors de foc ? »

Le coup porta.

« Hé, toi là-bas, espèce de joueur d’orgue portugais ! ramène ton singe à Gloucester. Retourne à l’école, Dan Troop ! » telle fut la réponse.

« Waterproofs ! Waterproofs ! » glapit Dan, qui savait que l’un des hommes de l’équipage du Carrie avait travaillé dans une fabrique de waterproofs l’hiver précédent.

« Crevette ! Crevette de Gloucester ! Sors de là, gars de la Nouvelle ! »

On n’est jamais bien reçu lorsqu’on traite un homme de Gloucester d’habitant de la Nouvelle-Écosse. Dan répondit en conséquence.

« De la Nouvelle vous-mêmes, espèces de bourgeois galeux ! espèces de pirates de Chatham. Sortez de là avec votre brick dans vos bas ! »

Sur quoi les puissances se séparèrent, mais Chatham avait eu le dessous.

« Je savais bien ce qu’il en serait, dit Disko. Il a déjà fait tourner le vent. Il n’y a donc personne pour mettre l’interdit sur ce bachot-là ? Il va ronfler jusqu’à minuit, et juste au moment où nous allons nous endormir, il va partir en dérive. Heureux que nous ne soyons pas entourés de bateaux ici près. Mais je ne vais pas lever l’ancre pour Chatham. Il peut patienter. »

Le vent, qui avait déjà tourné, se leva au coucher du soleil et se mit à souffler continûment. Il n’y avait pas toutefois assez de mer pour troubler même un palan de doris. Mais le Carrie Pitman n’obéissait qu’à lui-même ; les mousses n’avaient pas fini leur quart qu’ils entendirent à bord de l’autre bateau un bruit comme le crack-crack-crack de ces revolvers énormes qu’on charge par la bouche.

« Gloria ! Gloria ! Alleluia ! chanta Dan. Voici qu’il s’amène, papa, le gros bout par devant, et qu’il marche en dormant comme il faisait à Queereau. »

Se fût-il agi de tout autre bateau, que Disko eût laissé les choses aller au petit bonheur, mais en l’occurrence, il coupa le câble au moment où le Carrie Pitman, avec tout l’Atlantique Nord pour se donner carrière, faisait des embardées droit sur eux. Le Sommes Ici, sous son foc et sa voile de cape, ne lui donna pas plus de champ qu’il n’était absolument nécessaire, — Disko n’avait pas envie de dépenser une semaine à courir après son câble — mais il se tira des pattes en filant au vent, tandis que le Carrie passait à facile portée de voix, bateau silencieux et colère, à la merci d’une bordée délirante de grosses plaisanteries du Banc.

« Bonsoir, dit Disko en soulevant sa coiffure, et comment ça pousse-t-il dans votre jardin ?

— Va-t’en dans l’Ohio louer une mule, dit l’oncle Salters. Pas besoin de cultivateurs ici.

— Faut-il que je vous prête mon ancre de doris ? » cria Long Jack.

« Débarque ton gouvernail et colle-le dans la vase ! » dit Tom Platt.

— Dites donc ! (La voix de Dan s’éleva aiguë et perçante du haut de la cage de la roue sur laquelle il se tenait debout.) Di-ites donc ! Est-ce que la fabrique de waterproofs fait grève ; ou bien ont-ils embauché des filles, espèces de mal peignés ?

— Vire les drosses de gouvernail ! cria Harvey, et cloue-les au fond. »

C’était une de ces plaisanteries fleurant le sel, dont Tom Platt lui avait donné l’idée. Manuel se pencha par-dessus l’arrière pour crier :

« Johnna Morgan joue de l’orgue ! Ah ! ah ! ah ! »[1]

  1. Vieille chanson de mer.