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CAPITAINES COURAGEUX

des marteaux qui éprouvaient les roues d’acier Krupp, et le juron d’un cheminot chassé de la plate-forme d’arrière ; tantôt le fracas solide du charbon lancé dans le tender ; et tantôt un choc en retour de bruits lorsqu’ils dépassaient au vol un train attendant. Leurs regards tantôt plongeaient dans de grands abîmes, un pont de tréteaux frémissant sous leur passage, tantôt s’accrochaient aux rochers qui barraient la moitié des étoiles. Tantôt scènes et ravins, changeant d’aspect, allaient se rouler en montagnes ébréchées au bord de l’horizon, et tantôt se muaient en collines de plus en plus basses jusqu’à devenir, à la fin, de véritables plaines.

À Dodge City une main inconnue jeta à l’intérieur du wagon un numéro d’un journal du Kansas contenant une sorte d’interview de Harvey, qui s’était évidemment entendu avec un reporter entreprenant, télégraphiée de Boston. Le joyeux journaliste déclarait que c’était incontestablement leur enfant, et cela calma Mrs. Cheyne pour un temps. Son unique mot « vite » fut transmis par les équipes aux mécaniciens à Nickerson, Tapeka et Marceline, où les rampes sont faciles, et ils brûlèrent le continent. Villes et villages maintenant se multipliaient, et on pouvait ici sentir qu’on avançait dans des pays peuplés.

« Je ne peux pas voir le cadran, et mes yeux me font si mal. Que faisons-nous ?

— Le plus que nous pouvons, la maman. Il n’y aurait aucun bon sens à arriver avant le Limited. Nous n’aurions qu’à attendre.

— Cela m’est égal. J’ai besoin de sentir que nous avançons. Asseyez-vous et dites-moi les milles. »

Cheyne s’assit et déchiffra le cadran pour elle (il s’agissait d’un nombre de milles qui sert encore aujourd’hui de record), mais le wagon de soixante-dix pieds ne varia jamais dans son long glissement de steamer, en avançant à travers la chaleur avec le bourdonnement d’une abeille géante. Toutefois la vitesse n’était-elle pas encore suffisante pour Mrs. Cheyne, et cette chaleur, la chaleur impitoyable d’août, lui donnait-elle le vertige ; les aiguilles de l’horloge ne semblaient pas bouger, et quand, oh ! quand seraient-ils à Chicago ?

Il n’est pas vrai que, lorsqu’ils changèrent de machine à Fort Madison, Cheyne remit à la « Fraternelle Réunie des Mécaniciens de Locomotives » une dotation qui eût suffi à les mettre en état de le combattre pour toujours, lui et ses pairs, sur un terrain égal. Il paya aux mécaniciens et aux chauffeurs les services qu’ils lui avaient rendus selon ce qu’ils méritaient d’après lui, et son banquier seul sait ce qu’il donna aux équipes qui lui avaient témoigné de la sympathie. On rapporte que la dernière équipe prit l’entière responsabilité de faire marcher les opérations à la baguette à la Seizième rue, parce qu’elle (ils voulaient dire Mrs. Cheyne) finissait par tomber dans une sorte d’assoupissement, et que le Ciel devait venir en aide à quiconque la secouerait.

Or, le spécialiste de haute paye qui conduit le Lake Shore and Michigan Southern Limited de Chicago à Elkhart, a quelque chose d’un autocrate, et il n’autorise personne à lui dire comment on recule sur un car. Il ne s’en prit pas moins avec le Constance comme s’il se fût agi d’un chargement de dynamite, et lorsque l’équipe lui fit des reproches, elle les fit à voix basse et en pantomime.

«  Bast ! » dirent les hommes d’Atchison, Topeka et Santa-Fé, en discutant plus tard sur les choses de la vie, ce n’était pas un record que nous courions. La femme de Harvey Cheyne était malade derrière nous, et nous ne voulions pas la cahoter. Quand j’y pense, nous sommes allés tout de même de San Diego à Chicago en cinquante-sept heures cinquante-quatre minutes. Vous pouvez aller dire cela à ces trains de petite ligne de l’Eastern. Quand nous voudrons essayer un record, nous vous en aviserons.

Pour l’homme de l’Ouest (quoiqu’il en puisse déplaire à l’une ou l’autre cité) Chicago et Boston sont côte à côte, et quelques chemins de fer encouragent l’illusion. Le Limited amena en tourbillon le Constance dans Buffalo, et dans les bras de la New-York Central and Hudson River (ici d’illustres magnats à favoris blancs et avec des amulettes d’or à leurs chaînes de montre, vinrent le long du wagon causer un peu affaires avec Cheyne), qui la fit glisser avec grâce dans Albany, où la Boston and Albany compléta la course d’un océan à l’autre — temps total, quatre-vingt-sept heures trente-cinq minutes, ou trois jours quinze heures et demie.

Harvey les attendait.


Après une émotion violente, la plupart des gens et tous les jeunes garçons réclament à manger. On fêta le retour de l’enfant prodigue derrière les rideaux tirés, retranchés tous trois dans ce grand bonheur, tandis que les trains rugissaient de toutes parts à l’entour. Harvey mangea, but ; et s’étendit sur ses aventures, presque sans respirer, et quand il avait une main libre sa mère la dorlotait. La vie au grand air salin lui avait grossi la voix ; la paume de ses mains était devenue rude et râpeuse, il avait les poignets marqués de cicatrices de clous, et un bel et bon arôme de morue flottait autour de ses bottes de caoutchouc et de son jersey bleu.

Le père, bien accoutumé à juger les hommes, le regardait attentivement. En vérité, il se prit à penser qu’il en savait bien peu de son fils ; mais il se rappela distinctement un gamin mécontent au teint pâteux, qui prenait plaisir à « faire descendre le vieux » et à mettre sa mère en larmes —