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Herr Becker, bibliothécaire de la bibliothèque impériale (nationale), ferait de même pour l’allemand. Le professeur Klassovsky, ajouta-t-il, n’était pas en bonne santé cet hiver, mais l’inspecteur était convaincu que nous serions très tranquilles pendant ses leçons. On est trop heureux d’avoir un tel professeur, pour ne pas en profiter.

Il ne s’était pas trompé. Nous fûmes très fiers d’avoir pour maîtres des professeurs d’Université, et bien que dans le Kamtchatka (en Russie, les derniers bancs de la classe portent de nom de cette province éloignée et sauvage) on déclarât que le « fabricant de saucisses », c’est-à-dire l’Allemand, devait être par tous les moyens possibles tenu en lisière, l’opinion publique dans notre division était décidément en faveur des professeurs.

Le « fabricant de saucisses » nous imposa le respect immédiatement. Un homme de grande taille, au front immense, aux yeux très bons et intelligents, légèrement voilés par ses lunettes, entra dans la classe et nous dit dans un russe excellent qu’il avait l’intention de diviser notre classe en trois sections. La première section serait composée d’Allemands, qui connaissaient déjà la langue, et de qui il exigerait un travail plus sérieux. A la seconde section il enseignerait la grammaire et plus tard la littérature allemande, conformément aux programmes ; et la troisième section, conclut-il avec un charmant sourire, serait le Kamtchatka. « Je ne vous demanderai qu’une chose, dit-il : à chaque leçon vous copierez quatre lignes que je choisirai pour vous dans un livre. Les quatre lignes copiées, vous pourrez faire ce que vous voudrez ; mais vous ne gênerez pas les autres. Et je vous promets qu’en cinq ans vous apprendrez un peu d’allemand et de littérature allemande. Allons, quels seront nos Allemands ? Vous, Stackelberg ? Vous, Lamsdorff ? Peut-être aussi quelques Russes ? Et qui formera le Kamtchatka ? » Cinq ou six élèves, qui ne savaient pas un mot d’allemand s’installèrent dans la « presqu’île ». Ils copièrent consciencieusement leurs